Dans son film, Lisandro Alonso nous emmène en Patagonie, sur des terres ancestrales, à la découverte du mythe de « Jauja », lieu imprégné d'un certain mysticisme cher au cinéaste. En effet, cette œuvre à l'apparence d'un western désincarné, met en exergue le sentiment de solitude, de désolation de ses protagonistes, perdu dans la pampa sud-américaine, dans ce vaste « Paradis perdu », mêlant des paysages surréalistes, regorgés d'abstraction. On pense à la fantasmagorie de Dali et à ces paysages énigmatiques composés de divers créatures en tout genre, à la différence des tableaux du peintre espagnol, ce ne sont pas des girafes en flammes et autres éléphants spatiaux que nous voyons mais des otaries. Répudiant toute forme de dispositif classique, Alonso nous emporte dans des trajectoires hallucinées, ésotériques où nous oscillons à la fois dans la contemplation et le rien, le vide et la raréfaction. A travers une mise en scène qui vise à suspendre le temps, l'inscription dans une certaine pesanteur, avec une certaine fixité des plans, une promotion du silence, le réalisateur se fait le digne héritier de cinéastes tels que Bela Tarr, Tsai Ming-Liang ou encore Sharunas Bartas; on tend ici et là, vers une éloge de l'épure. Dans ce cinéma primitif, sensoriel qui vise à l'expérimentation ( se rapprochant de l'origine du cinéma, celle des Frères Lumières) Alonso se dirige vers une certaine pureté de l'image, où le cinéma en tant qu'art magistral pourrait se dissocier de toutes autres formes d'arts. C' est une interrogation sur la vérité du réel, les rapports entre l'homme et la matière sont ainsi donnés, on nous montre une chose non-signifiante, dans une sorte d'aplatissement de l'image et qui grâce au montage va prendre une forme autre, faire ressortir des vibrations nouvelles que nous n'avons pas l'habitude voir à l'écran; avec ce film, on questionne notre rapport au monde, aux choses tout comme le font les personnages. Tout au long de l’œuvre, nous sommes dans ce rapport très distancié avec la matière, tout comme l'indique l'importance du cadrage, la manière dont peut se dégager un premier et un deuxième plan, et ainsi, créer de la distanciation entre les êtres, les deux protagonistes principaux, danois tout deux, ne semblent guère à leur place dans cette jungle qui devient un élément à part entière. L’utilisation du cinémascope a bien entendu son importance, insistant davantage sur la perdition de chacun. En l’occurrence, Il se conçoit en véritable « mage des images », amenant le cinéma au degré de rituel magique où l'on invoque des fantômes, des esprits errants ( que ce soit Zuluaga ou les indigènes observés à partir d'un seul traitement du corps); les personnages de Viggo Mortensen, ainsi que sa jeune fille, atteignent ce même état spectral, à la recherche d'un « ailleurs » qu'ils ne pourront jamais atteindre, car il est tout simplement inatteignable. La question du hors champ hante d'ailleurs tout le film, ces indigènes d'ailleurs que nous ne voyons pas restent un parfait mystère, nous ne les remarquons dans le cadre que par leur légères et très brèves apparitions, leur surgissement, à travers ce rouge vif, sanguin qui vient profaner cette terre sacrée, entièrement verte, il y a comme un choc visuel en voyant pour la première fois le cadavre d'un homme entaché de ce sang et Alonso retranscrit cet « éclat sanglant » à maintes reprises. Mais réduire «Jauja» à une simple errance, à une trajectoire inconnue serait un peu trop simpliste tant la puissance significative et réflexive de l’œuvre est immense ( Akerman et Antonioni ont fusionné avec Tarkovski) en effet en tant que spectateur, l'interrogation est longue, surtout en ce qui concerne la dernière partie du film. Le cinéaste nous offre plusieurs pistes de réflexion. Tout d'abord l'idée de l’émancipation pour la jeune fille, soumise à la tutelle de son père, qui dispose d'un certain pouvoir sur elle, et qui transfigure sa réalité dans une atmosphère d'époque bien différente de la sienne. En effet nous sommes à la croisée des deux mondes, qui se rejoignent, se court-circuitent, pour au final ne former qu'une seule et unique temporalité, celle de la pensée et de la rêverie. Dans ce monde d'aujourd'hui, la jeune fille est semblable à une princesse, condamnée à vivre dans son immense château, qui seulement par le rêve, peut s'échapper. La symbolique de l'eau est présente dans la dernière séquence, le fleuve permet à la fois de passer d'un monde à un autre, mais suscite également l'imagination, on se rapproche ici d'une vision bachelardienne. On remarque aussi cette idée de vide temporel lorsque le capitaine Dinesen entre dans cette immense fosse, qui semble congédier le temps. Ainsi, le père parle à sa fille devenue alors grand-mère, dans un moment de stupeur, lorsque l'on découvre le jouet, on comprend enfin le lien qui les unis, l'homme semble enfin avoir renouer les liens avec sa fille. Les pistes sont donc multiples et nous invitent aux suppositions les plus folles, c'est en cela que se reflète la magie du cinéma de Lisandro Alonso.
C'est donc une vision à la fois relativement pessimiste que nous montre le réalisateur argentin, où le Capitaine Dinesen navigue dans « les cimes du désespoir », se faisant disciple de Cioran mais aussi une expérience mystique où rien ne paraît définitif, que ce soit le réel propos du film ou bien les intentions des personnages, comme en témoigne la probable émancipation de Ingeborg.