Que c'est lourd !
Que c'est lourd ! Le thème de la vengeance multiple a déjà été traité (je pense au fabuleux film de Truffaut, la mariée était en noir) il l'est ici avec la légèreté d'une palette de parpaings au...
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le 5 déc. 2024
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L'âge érode-t-il le sens de l'humour ? On est en droit de se poser la question, tant se multiplient les exemples de cinéastes qui furent drôles et le sont de moins en moins. Woody Allen, le duo Bacri/Jaoui, Astier lorsqu'il se lance dans le long-métrage, les Inconnus... La palme de la déchéance revenant sans conteste aux Bronzés, dont le tome 3 est ahurissant de stupidité et de vulgarité.
Delépine et Kervern baissaient eux aussi depuis un moment, de Saint-Amour à Effacer l'historique. Kervern décide de reprendre, en solo, le thème du savoureux Louise Michel : une vieille femme se transforme en vengeresse impitoyable. Elle a listé tous ceux qui, au cours de sa vie, lui ont fait du mal et entend bien le leur faire payer. Un beau matin, elle quitte l'EHPAD que son fils, fraîchement décédé, contribuait à payer, et c'est parti pour un road movie dans la région de Lens, façon Mammouth. Ou Thelma et Louise : car Lynda, employée de l'EHPAD avec qui elle avait noué des liens, ne va pas tarder à faire équipe avec elle.
Sur la to-do liste d'Emilie (Yolande Moreau) :
- Cédric, un homme qui, au collège, l'obligea à montrer sa poitrine naissante ;
- les propriétaires de l'appartement qu'elle louait, qui refusèrent de faire des travaux réclamés à moult reprises ;
- le patron d'un concessionnaire auto qui la licencia.
Sur celle de Lynda (Laure Calamy) :
- son homme qui ne veut plus la voir ;
- deux frères qui, à l'adolescence, la violèrent au cours d'une soirée alcoolisée.
Comme dans Seven, on est puni par quoi on a péché : le Cédric devra montrer ses couilles, la proprio qui refusa de changer la baignoire voit son appartement inondé et le concessionnaire se fait rayer plusieurs voitures neuves. Quant aux deux violeurs, ils sont crucifiés, tels les deux larrons, en bordure du stade où eut lieu le drame il y a bien longtemps.
Tous deux sont suivis à la trace par un couple de flics qui ont eu, on l'apprendra, eux aussi leur lot de traumatismes. La policière (Anna Mouglalis) est une ancienne amie de Lynda qui a assisté sans rien dire au viol de sa copine. Son collègue (Raphaël Quenard), dont la sexualité semblait peu épanouie, avait, lui, subi des viols répétés par son oncle durant son enfance. La cavale des deux femmes va réveiller ces traumatismes : la policière ira interpeller les violeurs quand son coéquipier se rendra chez son oncle pour l'embarquer lui aussi.
Tout un tas de seconds rôles gravitent autour de ce carré principal : outre les cibles figurant sur la liste, on croise la bru d'Emilie peu soucieuse d'aider sa belle-mère (Marie Gillain), son nouveau mec ancien taulard vulgaire à souhait (Jonathan Cohen), une directrice d'EHPAD cynique qui ne pense qu'à faire du chiffre (Alison Wheeler), un pensionnaire prêt à consoler Emilie jusqu'à un certain point (Olivier Saladin)... Kervern a fait appel à la bande des Deschiens (d'où vient aussi Yolande Moreau) qu'on retrouve avec plaisir.
Mais la comparaison avec les très subversives vignettes de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff fait mal à ce Je ne me laisserai plus faire. L'humour, ici, est en effet passablement politiquement correct. Que nous dit le film ? Les propriétaires sont des salauds qui laissent dans la misère leurs pauvres locataires. Les chefs d'entreprise sont des exploiteurs qui virent sans pitié leurs employés au moindre problème - en plus ils sont inutiles, ça marche aussi bien sans eux. Les EHPAD ne pensent qu'à faire du business en traitant les vieux indignement. Une rhétorique marxiste à deux balles, bien simplificatrice.
On a le droit parce que c'est de l'humour, direz-vous ? Je préfère toujours, pour ma part, l'humour qui prend le risque d'aller à contre courant de la bienséance - Desproges contre Bedos, Les Deschiens contre ce qu'est devenu François Morel comme chroniqueur à France Inter. Le film de Kervern, lui, est tout sauf corrosif. Dénoncer les violences sexuelles, c'est la tarte à la crème d'aujourd'hui. Nécessaire, certes, mais si je choisissais de faire de l'humour, j'irais sur un autre terrain... Moquer les propos racistes ou réactionnaires, c'est mettre les rieurs de son côté lorsqu'on est diffusé sur Arte. N'oublions pas non plus de rire des cons, et d'accabler les violeurs d'enfants : c'est important. On a échappé à la blague sur Macron, ouf.
Si les cibles sont faciles, il faut encore questionner l'humour qui les vise : il est très souvent soit lourdingue, soit convenu. Lourdingues, les dialogues mis dans la bouche de la directrice d'EHPAD, qui se méfiait de Lynda parce qu'elle "parlait aux pensionnaires" ou qu'elle voulait "nettoyer avec du vinaigre blanc", et d'Emilie parce qu'elle "regardait pas la télé". Lourdingue, le personnage de beauf de Tony joué par Jonathan Cohen qui est nul en calcul mental au point de ne pas savoir finir la phrase "comme deux et deux font...". Lourdingue, le plan sur la raie des fesses du plombier. Lourdingue, la trop longue série de "et alors ?..." lancés aux deux flics par leur patron. Déjà vu, le coup de Botticelli qui est pris pour un joueur de foot, ou encore celui des phrases non finies entre une employée de l'EHPAD et Emilie.
Souvent, qui dit humour politiquement correct dit aussi épilogue gnangnan - on en avait un très bel exemple avec Effacer l'historique. A la fin du film, Lynda déclare à Emilie qu'elle ne lui en veut sûrement pas : "j'ai vécu plus de choses avec toi, là, que dans tout le reste de ma vie". Un peu plus tard, on voit que l'orchidée posée sur la tombe de l'ex-mari d'Emilie a refleuri. Dégoulinant de sucre.
Alors bien sûr, heureusement, sur les 98 minutes du téléfilm, il y a des moments drôles. Plus que dans Le Pari de Bourdon/Campan et que dans Les Bronzés 3. La déformation des expressions, même si le ressort comique n'est pas de première jeunesse non plus (on le trouve dans Le Pari précisément) : "on court sur la tête, là, non ?", "pour mettre de la margarine dans les épinards", "je tombe toute nue" ou "vaut mieux entendre ça qu'd'être saoul" font sourire. D'autres expressions sont bien trouvées : saluons "on a le temps de tuer un panda à coups d'nems" et "on a dû rouler sur une nappe phréatique" (puisqu'il n'avait pas plu depuis longtemps). Même si dans ce registre Astier est plus fort avec Perceval, Govain ou les paysans, ces moments sont à mettre au crédit du film.
Apprécions encore quelques situations et répliques :
- les masques qui ne sont pas autorisés chez le loueur de voiture,
- Emilie, dûment klaxonnée, lançant "ah... c'est bon la vitesse... allez, j'passe la seconde",
- le serin hors champ qui ponctue le dialogue entre Emilie et Cédric (un gag subtil qui tranche avec le reste du film),
- l'imitation des poules puis des chiens dans la voiture
- l'allitération "Monsieur Souzy, y a un souci ?" (qui ne vaut quand même pas le "y a pas d'hélice hélas, c'est là qu'est l'os" de la Grande Vadrouille),
- l'interrogatoire du jeune dealer à qui on demande d'avouer qui a tué Jean Moulin puis Kenendy, et sa réponse "je sais même pas c'est qui",
- les tatouages du code de la route sur les corps des deux violeurs.
Les acteurs font le job, sans plus, chacun dans leur registre habituel : Yolande Moreau la foldingue, Laure Calamy l'enthousiaste, Jonathan Cohen le trublion... Mention spéciale à Raphaël Quenard, non quand il fait dans le comique comme d'habitude mais lorsqu'il joue le drame, ici s'adressant à son oncle. Il m'avait déjà impressionné en frère mutique dans Je verrai toujours vos visages. Débarrassé de tous les tics qui composent sa personnalité d'acteur, il devient intense et captivant.
La réalisation est parfaitement banale. Trop de gros plans, une caméra qui ne sait pas se poser, des cadrages sans inspiration. Lorsque ça cherche à être original, c'est gratuit : cf. un plan penché à ras du bitume au début du film. Fort logiquement, le film s'achève sur une scène façon clip, celle où l'orchidée apparaît refleurie sur la tombe. La mention, méprisante, "digne d'un téléfilm" s'impose hélas une fois de plus. Arte ou pas Arte.
Je le dis toujours : rien de plus subjectif que l'humour. Bien des choses qui m'ont affligé ici vous auront peut-être fait rire. Par exemple, si vous êtes plus Guy Bedos que Pierre Desproges... En humour comme en art, j’aime ce qui est subversif, non ce qui est faussement corrosif. Les critiques en disent souvent autant sur leur auteur que sur les œuvres dont elles rendent compte.
5,5
Créée
le 2 déc. 2024
Modifiée
le 2 déc. 2024
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