Si présenter Je t'aime, je t'aime comme le chef-d'œuvre méconnu, voire maudit, d'Alain Resnais est devenu un cliché, il est néanmoins difficile de passer cet aspect sous silence tant il semble directement lié à la problématique même du film (schématiquement mémoire vs. oubli). Sorti à la fin du mois d'avril 1968, sélectionné au festival de Cannes finalement annulé en raison des événements que l'on connait, le film n'arrive pas vraiment à intéresser les foules aux préoccupations certes bien éloignées des salles obscures en ce mois de mai 1968. Echec public, Je t'aime, je t'aime va être un peu oublié au profit d'autres œuvres de Resnais.
Pourtant, à revoir le film, il est impossible de passer à côté de sa modernité tant d'un point de vue formel que thématique. Très ancré dans son époque (on pense à La jetée bien sûr), et cohérent ave les premiers films de Resnais, Je t'aime, Je t'aime trouve un écho très fort dans des productions actuelles importantes: on pense à Gondry (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de toute évidence), et donc à Charlie Kaufman, à Spike Jonze, et même au Nolan de Memento. L'intérieur de la machine (signée le chef décorateur Augusto Pace) qui permet au protagoniste de retrouver une minute de son passé semble également avoir posé son empreinte sur les bioports d'eXistenZ de Cronenberg.
Le pitch du film est simple: Claude Ridder, récemment réchappée d'une tentative de suicide, se voit proposer de participer à une expérience : un voyage dans le temps où il revivrait une minute de son passé. L'expérience tourne mal et débute alors pour Claude un voyage aléatoire dans différents moments de son passé.
Alain Resnais construit un récit, comme il les affectionne, en dehors de toute linéarité, de toute chronologie. Outre l'expérience présente, le passé de Claude est reconstruit tel un puzzle où des événements particuliers, des repères interviennent au sein du film et du récit comme des amorces qui renvoient le personnage vers son histoire antérieure et l'éloignent à chaque fois un peu plus de son présent et de son futur. Resnais met alors parfaitement en scène l'ambivalence du personnage : d'un côté, des tentatives pour se délester de son passé car celui-ci est trop douloureux, et, de l'autre, une lutte acharnée pour conserver les souvenirs de ce passé, éventualité tout aussi douloureuse. C'est donc bien une dialectique de la mémoire qu'illustre Resnais : une lutte entre deux mouvements opposés, l'oubli et le souvenir, le refoulement et la fixation. Parfois la réécriture (du souvenir) peut constituer une issue à ce double mouvement paradoxal semble indiquer Resnais. Culpabilité, déni, dépression peuvent nuire à l'intégrité du souvenir et transformer ce dernier. Il faut voir comment est déployée au fur et à mesure du film l'assertion de Claude : "J'ai tué Catrine à Glasgow, il y a deux mois."
Du point de vue de la mise en scène, Resnais utilise donc une construction dysnarrative, en forme de spirale vers l'événement matriciel de l'histoire de Claude (la mort de sa femme). Resnais use de scènes amorces pour relancer la visite aléatoire du passé de son personnage. L'amorce principale semble, au premier regard, un même et unique plan (Claude Rich sort de l'eau) répété en neuf occurrences au cours du film. En réalité, il s'agit à chaque fois de prises différentes. Ce détail, presqu'invisible à l'œil nu, témoigne de la volonté du réalisateur d'illustrer les métamorphoses, même minimes et banales, que peuvent subir les traces mnésiques. Le souvenir n'est qu'une représentation de ce qui a été, presqu'une interprétation, qui peut donc être remplacée, chassée par une nouvelle représentation du même événement.
Enfin, si Je t'aime, Je t'aime condense les thèmes du cinéma de Resnais (la mémoire, l'oubli, le formalisme), il prouve également que la tragédie et le mélo(drame) sont également des clés de sa filmographie : la solitude, l'angoisse, la névrose menacent constamment l'amour, qui s'en trouve souvent empêché.
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