Rodrigo Sepúlveda Urzúa est un réalisateur chilien encore peu connu en France. Pourtant, après plusieurs réalisations aussi bien télévisuelles que cinématographiques, relevant du documentaire ou de la fiction, parmi lesquelles « Padre Nuestro » (2005) puis « Aurora » (2015), c’est peut-être ce nouveau long-métrage, baigné de pénombre et de clandestinité, qui le portera vers la lumière de la reconnaissance.Adaptant l’unique roman, éponyme, de l’écrivain chilien Pedro Lemebel (1952 - 2015), le long-métrage « Tengo miedo, torero », dont le titre s’inspire lui-même d’une chanson sentimentale, torsade étroitement deux intrigues autour du personnage central de l’homme qui se désigne lui-même par le pseudo féminin de « la loca » (« la folle »). Ancien travesti sur le retour, reine de la nuit sombrant dans l’obscur, « la loca » tombe sous le charme viril et pileux de Carlos, interprété avec sensibilité et retenue par Leonardo Ortizgris. Mais l’action s’inscrit en 1986, alors que l’homosexualité est interdite et expose à de lourdes peines de prison et alors que la férule du dictateur Pinochet fait ployer le Chili sous sa volonté depuis le 17 décembre 1974, comme elle continuera à le faire jusqu’au 11 mars 1990. La clandestinité sexuelle et forcée de « la loca » croise celle, politique, de Carlos, puisque celui-ci appartient à un groupe d’activistes préparant un attentat contre le dictateur. Commençant par sauver la vie de « la loca » en le soustrayant à la descente violente et nocturne de militaires dans son cabaret de prédilection, Carlos ne tarde pas à entreposer, chez son protégé devenu protecteur, les mystérieux cartons qui contiennent le matériel nécessaire à la réalisation du complot. Qui profite de qui ? Carlos, parfois accompagné d’une jeune militante avec laquelle il entretient visiblement une certaine proximité ? « La loca », qui trouve, dans ce séduisant protégé tombé du ciel et finalement pas si insensible au charme des hommes, l’occasion inespérée d’un nouvel amour ? L’acteur Alfredo Castro prête ses traits à ce double à peine masqué de l’écrivain maintenant décédé et offre à « la loca » une incarnation bouleversante, totalement dépouillée, à nu… Sans paillettes, même s’il se travestit volontiers et ne parle de lui qu’au féminin, le personnage de « la loca » et son interprète ne surjouent pas une féminité forcée et, de ce fait, factice. « La loca » est bien un homme, mais un homme qui s’est, dès l’enfance, senti femme, y compris dans ses rapports aux autres hommes. Cette forme de discrétion et presque d’humilité dans le travestissement est en harmonie totale avec la photographie de Serge Armstrong, volontiers ombreuse et éclairant faiblement des intérieurs d’une simplicité extrême, parfois même vétustes. Un cadre qui achève de sauver d’un clinquant un peu agaçant la représentation de l’homme travesti. Ici, rien de tel. L’aveu d’une détresse, d’une attente, qui peut miraculeusement rencontrer un écho mais qui ne s’aveugle pas sur elle-même ni sur ce qu’elle peut offrir. Si bien que les spectateurs ne sont pas près d’oublier le visage grave et le jeu infiniment touchant d’Alfredo Castro.