On ferait n’importe quoi par amour. Tout quitter, tout renier, s’abandonner jusqu’à la folie. Alors pour les beaux yeux de Carlos qu’elle vient de rencontrer, jeune révolutionnaire en guerre contre le régime de Pinochet, La Loca ("La folle") est prête à cacher des armes chez elle, à accueillir des résistants et même à mettre sa vie en danger. Vieux travesti sur le déclin dans le Chili autoritaire de 1986, elle s’entiche de Carlos comme si elle avait quinze ans, comme un flirt d’ado qui tourne à l’amour fol mais qui la fait revivre, qui l’aiguise, et dont les meilleures copines se méfient un peu (ça se finit toujours avec le cœur brisé, préviennent-elles). Mais pas dupe non plus qu’il se sert d’elle, et de ses sentiments pour lui, et de sa détresse, et de leur différence d’âge, lui qui pourtant paraît s’attacher, s’abandonner, et avec le temps peut-être plus ?
Rodrigo Sepúlveda s’est emparé du célèbre roman de l’activiste et icône queer Pedro Lemebel pour en faire un film sensible et touchant oscillant entre chronique sentimentale et chronique politique ("Ce qui nous a fait nous rencontrer, c’est deux histoires qui n’ont jamais fait que se donner la main au milieu des événements") faites chacune d’autant de luttes que de secrets. Montrer, d’un côté, la solitude et le combat de La Loca parce qu’homosexuel et travesti dans un pays où l’homosexualité, sans être totalement prohibée (mais réprimée quand même), faisait alors tache dans le modèle machiste et patriarcal privilégié par la dictature ; de l’autre, l’opposition acharnée d’hommes et de femmes contre cette dictature qui emprisonne et qui tue, de celle visible dans les rues où l’on manifeste et proteste à celle qui s’organise clandestinement.
Ainsi, cette romance qui ne dit pas son nom entre La Loca, éperdue, et Carlos, hésitant, sera sans cesse troublée, empêchée, puis finalement rattrapée par l’Histoire (l’attentat contre Pinochet en septembre 1986 obligera Carlos à fuir et à disparaître). Sepúlveda sait éviter la reconstitution historique compassée ainsi que les clichés sur les travestis (certes, on a droit à quelques falbalas, grands gestes et danses sur de vieux standards d’amour, mais c’est fait avec légèreté et bienveillance), conférant à son film une belle simplicité qui va droit au cœur. Surtout, il a offert à Alfredo Castro le rôle magnifique de La Loca que le grand acteur chilien, découvert en France dans le Tony Manero de Pablo Larraín, interprète avec fougue et tendresse.
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