Puissant !
Enfin j'ai pu voir Jeanne et je n'ai pas été déçu. Cette fois, après Jeannette, Dumont adapte la fin de Jeanne d'Arc de Péguy. Je ne sais pas s'il a coupé par rapport au texte originel, mais tout ce...
Par
le 16 janv. 2020
33 j'aime
20
Quand résonne le premier chant, Jeanne d'Arc la guerrière, étendard à la main, fixe la nuée. C'est un œil souverain, il se substitue au monde, il devient le monde. C'est par lui et son injonction qu'on tombe dans la fiction, c'est par lui que se matérialisent la Normandie, filmée comme un paysage flamand, et la Guerre de Cent ans. Il distord les proportions et fait vibrer l'horizon, rejouant la partition de la terre et du ciel, de la dune et du vent, de la bergère conquérant les terres éternelles.
Nous voici donc, frontalement, face à la suite de Jeannette, objet cinématographique encore non identifié, quelque part entre la chanson de geste médiévale et la comédie musicale, joyeuse cacophonie d'où surgissait, tel un miracle, le visage de Jeanne d'Arc, enfant puis adolescente, glaise extraite des mots de Charles Péguy (le Mystère de la charité) et façonnée dans le vivant par le regard de Bruno Dumont. Le réalisateur reprend la plupart des motifs de ce premier opus - son actrice, le texte de Péguy, le déplacement géographique, la musicalité - mais les assèchent, poussant l'épure à son paroxysme. Si l'on retrouve les mines étranges, l'élocution butée, ce goût pour les couleurs locales et la facétie d'un anachronisme (une casemate transformée en geôle médiévale), ce matériau de travail, creusé depuis quelque temps par le cinéma de Dumont (Ma Loute, P'tit Quinquin), s'estompe et s'allège de tout excédent. Démarche en forme d'ascèse qui n'est pas sans rappeler celle, tout aussi passionnante, entreprise il y a quelques années par Rabah Ameur-Zaïmeche avec son Histoire de Judas.
Du chaos hérité de Jeannette, Dumont tire une ligne claire, organise son imagerie comme son héroïne les armées : pantomime de la bataille, le ballet de chevaux et la marche des tambours accouchent d'un mouvent pendulaire, infini, au centre duquel émerge Jeanne, seul point immuable. Dumont filme alors la puissance d'une pensée, sa capacité à révolutionner l'ordre du monde, la solitude qui en découle, poursuivant la réflexion sur le manifeste et l'invisible déjà à l'oeuvre dans Hadewijch. L'apparition divine s'est dissipée, les voix intérieures se sont tues. La foi de Jeanne s'est recentrée, s'est raffermie et avec elle, la fiction gagne en sérénité, abandonnant toute sa force de monstration. Au moment de la dernière prière, un nid d'oisillons tient lieu de miracle : c'est la vie dans ce qu'elle a de plus ordinaire qui émerveille et émeut l’œil de Jeanne, c'est la vie simple et nue qui, au moment de mourir, la conforte dans ses principes, pourtant mis à mal par les sceptiques et les scrupules.Cette ultime vision, plus que toute autre, la sauve et nous apaise ; on comprend d'autant plus ce besoin pour Bruno Dumont de filmer Jeanne d'Arc, tant elle figure l'ambition primitive de son cinéma : partir du trivial et du profane pour construire une recherche patiente, entêtée de l'absolu et de la beauté.
Escamotage constant de l'action, le récit de Dumont réduit le parcours de l'héroïne, ses circonstances et ses péripéties à leur plus simple expression, c'est-à-dire à leur évocation par des paroles rapportées, des rumeurs ou un décret royal. C'est ce miroir du verbe qui est tendu au spectateur : rarement l'oralité, la prosodie de la langue n'auront été aussi précieuses à la naissance de visions synesthésiques, la voix guidant le regard, élargissant son champ, convergeant les ombres et la lumière à la manière d'une focale. Lise Leplat Prudhomme, Jeannette devenue Jeanne, épouse la puissance de l'image : fragile et éthérée, pure et invincible. Dans son corps frêle et minéral, elle accueille l'immense et l'infime, la paix et la violence, la pensée et le mouvant. Il faut la voir entrer dans la cathédrale d'Amiens comme dans son royaume : horizontalité et verticalité, l'architecture monumentale et le cadrage ciselé, tout fait écrin pour ce diamant, tout fait caisse de résonance pour l'appel vibrant émanant du corps de la jeune fille, droit et digne.
La chair de Jeanne est un sacrement en soi, une mystique en puissance. Il lui fallait encore une révélation, elle adviendra d'une harmonie. La partition de Christophe, lunaire et habitée, enrobe l'âme de Jeanne, caresse sa pensée déjà fluide et limpide, son souffle et ses respirations, et l'élève vers le divin, épanchant sa soif d'éternel. Son procès en hérésie se transforme ainsi en une litanie polyphonique, jeux de refrains et d'accord, cherchant dans la répétition une forme de transcendance, fabriquant par le discours et la musique un espace hors du temps comme de l'espace.
Au moment où s'élève, au loin, l'épaisse fumée du bûcher, il ne nous reste pour preuve, au revers des paupières, que le souvenir brûlant de cette voix unique. La musique de son âme, la pureté de son regard, ses principes inexpugnables qui raidissent son corps et sa parole, sa révolte contre le monde, plus forte encore que sa charité : Jeanne était là, avant l'anéantissement final, avant le retour du silence.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films des années 2010, Les films les plus attendus de 2019 et Les meilleurs films de 2019
Créée
le 25 mai 2019
Critique lue 1.3K fois
10 j'aime
D'autres avis sur Jeanne
Enfin j'ai pu voir Jeanne et je n'ai pas été déçu. Cette fois, après Jeannette, Dumont adapte la fin de Jeanne d'Arc de Péguy. Je ne sais pas s'il a coupé par rapport au texte originel, mais tout ce...
Par
le 16 janv. 2020
33 j'aime
20
En voyant les critiques élogieuses de Ma loute, j'avais eu le sentiment d'être dans une sorte de réalité alternative, où les références pour apprécier une œuvre, ne serait-ce que sur un plan purement...
le 18 janv. 2020
32 j'aime
22
Après la torture de Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc, massacre sans pitié d'un très beau texte de Charles Péguy, dans lequel un jeu d'amateurs et d'amatrices pour le moins très amateur (dans le...
Par
le 1 avr. 2022
17 j'aime
5
Du même critique
La Prisonnière, passant du livre à la pellicule, est devenue Captive. Et si certains films étouffent de leur héritage littéraire, Chantal Akerman a su restituer et utiliser la puissance évocatrice...
Par
le 18 mai 2015
21 j'aime
1
Entre les rames, quelque chose se trame. La marche semble aléatoire, la démarche beaucoup moins : en silence, des jeunes s’infiltrent dans le métro parisien, déambulent le visage grave et décidé, ...
Par
le 16 juil. 2016
18 j'aime
2
Après le paradis consumériste d’Andorre (2013) et les tours jumelles de Mercuriales (2014), la caméra de Virgile Vernier scrute un nouveau front pionnier, Sophia Antipolis, technopole en forme...
Par
le 6 nov. 2018
17 j'aime
2