Ou quand Paul Schrader ne goûte pas la cuisine au wok(e) de Jeanne...

Lorsque j'avais vu "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" pour la deuxième fois en 2017 – La première j'étais certainement bien trop jeune et à peu près tout m'avait échappé – j'avais écrit ceci en commentaire : «  Vu il y a quelques jours et troublé, chamboulé, déstabilisé. A tel point que je suis, malgré le recul, absolument incapable d'en parler, et encore moins de le noter. Ce film m'a bouleversé, et même un peu plus, mais il faut absolument que je le revoie (assez rapidement) pour vérifier des choses, tenter de comprendre d'où vient ce trouble. Et finalement décider si mon Top 10 se trouvera lui aussi bouleversé... »

Je l'ai donc revu le 20 avril 2023, mais cette fois dans une salle de cinéma, et ce détail qui n'en est jamais un a vraisemblablement répondu à la majeure partie de mes interrogations face à cet objet forcément déstabilisant. En effet le voir chez soi induit de fait des « échappatoires » possibles, car oui en 3h20 de temps on va facilement appuyer sur pause-pipi ou pause-frigo quand on joue à domicile, et ainsi ruiner en partie le sens d'un film qui joue justement sur le temps et l'enfermement. Comme si partager 200 minutes de la vie de Jeanne Dielman induisait l'obligation de subir comme elle, avec elle, et sans respiration possible, la répétition du quotidien et l'environnement. Et donc l'ennui de sa vie...

Attention hein, je comprends ceux qui considèrent que l'ennui est forcément l'antinomie d'une forme de plaisir, qu'un film sans action, au sens où on l'entend dans une société où tout doit être rempli(ssage), vitesse, est forcément du temps perdu. Et voir forcément en un tel film un objet intello, prétentieux.

Pourtant contrairement aux apparences "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" est un film très rempli, d'informations à recevoir et de temps long apparemment vide pour les interpréter, les ingurgiter. "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" est un film qui raconte énormément de choses : la précarité économique et sociale de la mère isolée, la charge mentale qui n'avait pas encore été théorisée à l'époque, la solitude, la prostitution, l'absence absolue du plaisir dans une vie... Tout ça traité de manière inédite, travaillant sur la longueur des scènes, leur répétition, l'irruption soudaine de rares dialogues pour le moins étonnants, et le son, acteur essentiel particulièrement bien souligné dans cette splendide version restaurée, qui parfois prend toute la place, agresse l'oreille par sa stridence, montrant ainsi ce qu'il provoque de souffrance dans une atmosphère faite de silence. La scène du bain est en cela édifiante : le bruit d'une goutte d'eau effraie, l'insistance à laver et laver encore le moindre recoin de peau rappelant le témoignage des femmes victimes de viol. La purification est d'ailleurs souvent symbolisée, Jeanne se lavant les mains, récurant une assiette, souvent, très souvent, presque jusqu'à vouloir provoquer l'effacement de la matière récurée.

Il y aussi les grains de sable que représentent les questions d'un fils qui symboliquement ou non semble ne pas parler la même langue, la jouissance qui soudain fait riper un programme si bien établi.

En 2022 "Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" a été élu meilleur film de tous les temps par l'institutionnelle revue Sight and Sound, donnant lieu à des réactions qui en disent beaucoup plus sur ceux qui ont remis en cause ce couronnement que sur le film lui-même. Paul Schrader a par exemple qualifié le classement de « réévaluation woke déformée ». Tout allait bien quand Hitchcock et Welles le dominaient, mais quand une femme les renverse ça ne peut-être dû qu'à l'ère du temps et certainement pas à la qualité intrinsèque d'une œuvre qui bien que radicalement féministe était avant tout un objet qui redéfinissait une certaine idée du cinéma.

Alors non cette œuvre n'est pas un divertissement au sens où on l'entend habituellement, une partie de plaisir, son exigence peut légitimement laisser à la porte, le manque d'empathie volontairement provoqué être compliqué à gérer, et je dirais même que ceux qui la qualifient, pour être poli, d'ennuyeuse, n'ont pas foncièrement tort. Car à partir du moment où on filme trois journées d'une vie d'ennui il y a une certaine logique à ce que ce soit ennuyeux à regarder. Voir une comète tomber sur la table où Jeanne épluche ses pommes de terre, ou que cette scène dure 20 secondes, de multiples pirouettes auraient été possibles pour donner du rythme au scénario et gagner en efficacité apparente. Mais ce n'est pas ce qu'a souhaité une jeune fille de 25 ans, elle a souhaité que l'expérience proposée ait juste un brin de cohérence, en n'appliquant ni facilité ni concession, et bouleverse en profondeur celui qui acceptait de s'y prêter, choisissant une forme de vérité monotone à l'artifice, rejoignant un mot de Michael Haneke : « Un film qui n'est pas une œuvre d'art est juste complice du processus de manipulation. ». Cette phrase peut paraître définitive, excessive, mais ne fait en réalité que traduire la différence entre le cinéma et l'industrie du cinéma, le clivage (malheureusement) existant entre deux chapelles de spectateurs qui s'ignorent plus qu'elles ne se défient, mais qui en tout cas ne se rejoignent que trop rarement.

J'ai volontairement gardé le meilleur pour la fin, celle sans qui le film n'aurait bien entendu pas cette force : Delphine Seyrig. Ce que dégageait cette actrice est inexplicable, ce que sa voix provoquait de trouble inqualifiable, mais voir la réalisatrice profondément engagée de "Sois belle et tais-toi" en rejoindre une autre sur ce projet sonne comme une évidence. Delphine Seyrig était à la vie le négatif de Jeanne Dielman, à l'écran elles ne faisaient qu'une, la tempête de vie de l'une donnant corps à la mort intérieure de l'autre durant 200 minutes.

Je pense depuis longtemps que la valeur d'un film, d'un livre, d'un tableau ne se mesure que dans la globalité d'une œuvre, parce que les images, les mots se répondent, un univers, des obsessions se dessinent, les explications arrivent parfois bien tard, un véritable recul s'avérant souvent nécessaire. Chantal Akerman a réalisé "Jeanne Dielman" à 25 ans, "La Captive" à 50, elle a écrit "Ma mère rit" à 63. Deux ans plus tard elle décidait qu'elle nous avait assez donné de clés, semé suffisamment de cailloux, et mit fin à ses jours. Des jours, 23 862 pour elle, trois pour sa Jeanne. Un dernier souffle de vie pour elle, pas même un premier pour sa Jeanne...

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le 24 avr. 2023

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