Jeanne Dielman 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles est une expérience cinématographique à part, presque paradoxale dans l'opposition qu'elle introduit entre la radicalité de la mise en scène et la banalité de ce qu'elle raconte en apparence. Sobriété des effets et minimalisme des enjeux sont les prémices d'une litote étonnante, déroutante — et sans doute éprouvante pour certains. Ce qui se dégage d'un tel dispositif ne correspond pas exactement à ce qu'on aurait pu imaginer quand on se lance dans un film de plus de trois heures, centré exclusivement sur le quotidien d'une femme de 45 ans dans son appartement et ses abords, filmé en plans fixes et presque en temps réel sur trois jours à raison de une heure par jour. L'espace d'un moment, on pourrait croire au Depardon des Profils paysans.


C'est un film très exigeant de par la nature de son concept, détaché de toute forme de distraction, empêchant l'évasion, et donc très clivant, demandant un investissement total au risque d'être laissé sur le bord du chemin : c'est un film d'actions pures, au pluriel, au sens où l'on observe les faits et gestes de la protagoniste dans son appartement et les environs immédiats (café, magasin, extérieurs proches) et rien d'autre. Un autre paradoxe émerge à ce niveau, puisque Jeanne occupera le centre de l'écran pendant quasiment toute la durée du film sans qu'aucun gros plan sur son visage ne nous permette d'en saisir les émotions et d'entrer ainsi en empathie. On reste comme prisonnier dans une position de spectateur en retrait, à distance du sujet. Condamné à observer un sujet dans une condition légèrement inconfortable, sans pouvoir faire la mise au point comme on le souhaiterait.


Dans sa mécanique interne, lente, froide, inébranlable, et dans un premier temps imperceptible, la démarche de Chantal Akerman fait énormément penser à celle de Haneke à travers sa trilogie dite de la glaciation émotionnelle, avec Le Septième Continent, Benny's Video et 71 Fragments d'une chronologie du hasard. Les points d'ancrage avec le premier des trois sont très nombreux et pourraient former une sorte de diptyque sur le principe de l'expérience de cinéma radicale, attachée à décrire une forme de routine quotidienne qui déraille à la fois progressivement et soudainement. Les ambitions sous-jacentes diffèrent toutefois sensiblement, avec d'un côté le portrait d'une famille bourgeoise qui finit par détruire méthodiquement les symboles de son carcan idéologique (chez Haneke), et de l'autre (chez Akerman) celui d'une femme seule enfermée dans son quotidien qui se dérègle subrepticement. Dans les deux cas, la mécanique morne du quotidien est exposée à nu, dans toute sa banalité, dans toute son affliction, et dans tout son potentiel d'aliénation.


Ce qui surprend, mais de l'ordre de la surprise inconsciente, diffuse, en arrière-plan, c'est la neutralité absolue avec laquelle sont filmées les différentes étapes de la journée de Jeanne, que ce soit pour ranger la chambre, faire à manger, prendre une douche, nettoyer la baignoire, ou... se prostituer. Point névralgique du film : la notion de dérèglement. Sur les trois jours que dure l'action du film, les mêmes choses reviennent inlassablement à quelques détails près. Et dans ces détails se cachent les composés d'une bombe à retardement. Les pommes de terre trop cuites, d'abord, la coiffure, ensuite. La brosse à chaussure lui tombe des mains, puis une petite cuillère. Il n'en faut pas plus pour donner le sentiment que quelque chose de majeur est en train de se dérégler, après avoir passé autant de temps à observer la mécanique répétitive de cette femme. La monotonie est rompue à travers des éléments qui apparaîtraient comme insignifiants dans n'importe quel autre contexte qui ne se serait pas appliqué à nous contraindre de la sorte, avec des œillères, focalisés en plans fixes sur une telle déshumanisation.


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Morrinson
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le 29 oct. 2018

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