L'histoire vraie de John Johnson (aussi connu sous les jolis noms de Johnson le mangeur-de-foie ou le tueur de Corbeaux), un trappeur américain qui choisit de vivre une grande partie de sa vie dans des montagnes enneigées peu chaleureuses, partagées avec plusieurs tribus d'Indiens, est une légende en soi. La page Wikipédia qui lui est consacrée (lien) donne une idée assez intéressante du personnage, et montre que la version qu'en tire Sydney Pollack dans Jeremiah Johnson, à quelques détails près (à commencer par son prénom), est sans doute très peu éloignée de la réalité.
Je me rends compte, en revoyant cette épopée, que j'avais oublié à quel point Jeremiah Johnson est beau. Non pas forcément le personnage, interprété par un Robert Redford au sommet de son charme, cheveux blonds aux reflets dorés parfaits, regard magnifique, classe incroyable quelle que soit la longueur de sa barbe, quelle que soit la quantité de peaux qu'il arbore sur le dos ou sur la tête. Non pas uniquement les paysages, grandioses, capturés dans tout le lyrisme onirique des chaînes montagneuses de l'Utah, avec leurs forêts, leurs rivières, leurs immensités immaculées, leurs versants enneigés sur lesquels le soleil vient se lever et se coucher. Mais aussi, et peut-être surtout, les motivations du personnage, ou plutôt l'absence de motivations explicites qui seraient affichées continuellement tout au long du film.
On comprend bien les raisons qui ont initié ce voyage à la rencontre de la nature et de la solitude : la fuite loin de la guerre avec le Mexique, la fuite du monde civilisé, sans doute pour des raisons peu tangibles à l'origine, et avec une forme d'idéalisme un peu naïf qui sera rudement éprouvé lors de ses premiers contacts avec la vie dans les bois et dans le froid. La confrontation avec cet environnement hostile qu'il ne connaît pas bien, malgré les conseils et les enseignements des personnages bienveillants qui croiseront sa route (Bear Claw le vieux sage, Del Gue le trappeur) et le guideront dans sa quête initiatique, se fera dans un premier temps dans la douleur et dans l'échec. Del Gue, un personnage haut en couleur qui délivrera quelques beaux monologues : "I ain't never seen 'em, but my common sense tells me the Andes is foothills, and the Alps is for children to climb! Keep good care of your hair! These here is God's finest scupturings! And there ain't no laws for the brave ones! And there ain't no asylums for the crazy ones! And there ain't no churches, except for this right here! And there ain't no priests excepting the birds. By God, I are a mountain man, and I'll live 'til an arrow or a bullet finds me. And then I'll leave my bones on this great map of the magnificent."
L'occasion dans un premier temps de décrire les premières difficultés (se nourrir, se réchauffer) de manière relativement réaliste, en se cantonnant aux gestes basiques et élémentaires de la survie. Faire du feu avec du silex, chasser les animaux pour leur fourrure et leur viande, dépecer un bison, pêcher à mains nues dans les rivières glacées, dormir sur les cendres encore chaudes du feu, construire un abri à l'aide de troncs d'arbres et de torchis. De rencontres en découvertes, de blessures en échecs, Jeremiah Johnson passera très lentement de l'apprenti trappeur idéaliste à la légende unanimement respectée. Le mythe de la personne, autant que celui de l'Amérique, se construit sous nos yeux. La dimension initiatique de ce western (qui n'en est presque pas un), la lutte sans fin avec les éléments, lui confère sans doute sa dimension atemporelle et donc éternelle.
Une composante essentielle du film, et de la lutte contre la nature, est concentrée dans la figure multiple de l'Indien. Aucune condescendance, aucun manichéisme : les clichés sont gardés à bonne distance, et s'il est difficile de parler de réalisme (sur la base de quoi ?), Sydney Pollack parvient à trouver une excellente distance aux codes traditionnels. Les Indiens font partie intégrante des lieux, de la nature, ils peuvent être amicaux ou hostiles ("you have done well to keep so much hair, when so many's after it" dira Bear Claw à Redford), ils peuvent être aussi brutaux que des loups et aussi chaleureux qu'un compagnon de voyage. Une menace omniprésente, renforçant la dimension romantique du trappeur solitaire face à de nombreux défis, mais qui est elle aussi tirée de la vie de Johnson le mangeur-de-foie.
Il se dégage de tous ces éléments un désir absolu de liberté, dénué du folklore habituel qui sacraliserait son héros. Il n'y a pas vraiment de morale dans Jeremiah Johnson, très peu d'émotions communiquées de manière directe (et très peu de musique d'ailleurs). Il n'y a pas de véritable condamnation de la vie à la ville. Il n'y a qu'une sorte de poème bucolique mais grave, une ode à la solitude légèrement contrainte, à la frontière de la passion suicidaire. Et un magnifique signe de respect, à distance, comme ultime geste du film.
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