Jeune et folie
Le titre passe-partout et générationnel du premier film de Léonor Serraille a le mérite de la clarté : Jeune femme est un portrait davantage qu’un récit, un état des lieux plus que la construction...
le 7 juil. 2018
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Que ce soit dans les magasins de souvenir ou dans les paquets de céréales, la bague d’humeur est partout. Babiole réputée pour amuser les petites filles et les lunatiques, n’importe qui connaît la bague d’humeur, y a été confronté sans pour autant s’y être essayé. Une bague qui change de couleur en fonction de votre impulsion du moment, de quoi mettre sur la paille toutes les Madame Irma à deux francs six sous: ô bagouse ma belle bagouse, dis-moi si je suis la plus chiante, dis-moi si je suis la plus heureuse, etc. ? Celle-ci s’empresse aussitôt d’afficher un message des plus révélateurs : « Envoie AMOUR au 73569 pour savoir si tu as vraiment le béguin pour ton voisin (0,65 € par SMS + prix SMS) ». Hors forfait Luxe, la plupart se contenteront de vous afficher une couleur aléatoire, écarlate si vous pensez vous être fait entuber. Ceci-dit, l’attrape touriste a pour effet positif de provoquer le sourire, d’apporter des sentiments là où il est parfois difficile de les cerner.
Jeune Femme est une bague d’humeur. Ou est-ce plutôt son personnage principal ? Constamment déchaînée, alternant spleen nocturne et plaisir de l’instant, l’étrange impression que celle-ci n’est jamais la même femme. Des coupes déstructurées aux cheveux lisses, du maquillage à la simplicité naturelle, des sourires débridés aux larmes du cœur, du bonheur au désespoir, tout en elle est en constante métamorphose, et en permanente révolution. Car Jeune Femme est avant tout le portrait d’une femme progressivement libérée. Paula, elle qui est si fragile et qu’on a laissé tomber. C’est au final le récit de comment devenir une femme libre dans un Paris qui broie l’individu.
D’un coup de tête hystérique, un film qui vous emporte dès la première seconde. Une introduction percutante, permettant à Laetitia Dosch d’exp(l)oser la porte de son talent. Un talent d’autant plus évident que l’urgence de son monologue à venir viendra donner un appui solide à cette affirmation : blessée et larguée (dans tous les sens du terme), elle beugle sa rage, survoltée, elle laisse aller sa folie à l’expression de ses pensées les plus illogiques et amuse par l’imprévisibilité de ses sentiments. Laetitia Dosch nous emprisonne dans son je(u), déchaîne les passions et transpire de vitalité.
Des yeux vairons comme pour extérioriser la bipolarité du personnage et renforcer sa singularité dans un monde où la différence détourne les regards. Bicolore, et d’autant plus de raisons de passer la vie au filtre des sentiments. Comme pour explorer différentes facettes de sa personnalité, de ses doutes, de ses peines, etc. Car sous l’humour et le dynamisme de Paula, se cachent des fêlures profondes, une immense solitude ; l’errance d’une femme abandonnée par la société, et dont le seul compagnon masculin est un chat. Sur la corde raide entre humour et réalité sociale (une sorte de Loi du Marché optimiste et énergique), Jeune Femme révèle tout son potentiel dans l’exploitation de cette tragique légèreté.
Comme une cicatrice pour constamment la rappeler au réel : métaphore d’une plaie qui ne cesse de se rouvrir, celle d’un Mirage de la Vie. C’est dans cette logique de plaie ouverte que chaque personnage vient s’inscrire. Des personnages comme une exploration d’une société parisienne à la fois individualiste, méprisante et généreuse, où chacune de leurs actions déterminera l’humeur de Paula : d’une mère reniant son enfant à une autre empêchant son enfance, d’un homme qui abandonne à un autre qui accueille, tout invite à l’opposition, témoignant d’un Paris comme une prison à ciel ouvert qui ne donne que rarement sa chance à l’individu. D’un bar à culottes au baby Sitting, autant de petits boulots que d’existences douloureuses : une traversée dans la diversité des couches sociales où les seconds rôles éclairent un magnifique portrait de femme.
Impossible de ne pas assimiler Paula au parcours même de la réalisatrice : d’expériences vécues en vengeance sur le passé, Léonor Serraille extériorise son for intérieur : en mettant en scène son parfait opposé de caractère (comme pour trouver un équilibre entre la joie de vivre incarnée et sa timidité), elle effectue une véritable libération par le cinéma. Une façon de s’affirmer comme une femme forte, réalisatrice qui plus est dans un monde où les inégalités persévèrent. Léonor, l’humilité incarnée, charmante et passionnée, fière de son film mais stressée de notre ressenti : par cette proximité avec son récit (et avec son actrice), sa réalisation se veut empreinte d’une grande sincérité à vous faire oublier certaines facilités scénaristiques.
Une réalisation qui se veut ouvertement centrée sur l’intime, sur les visages, sur ces marques qui définissent l’identité. Car Léonor Serraille sait capter ces blessures intérieures à travers ces visages en transformation, comme un cocon qui s’ouvre pour laisser le papillon s’envoler. Une Image qui n’est d’ailleurs pas anodine, le dernier plan m’en soit témoin : sur un léger filtre blanc, Paula regarde vers l’horizon. Comme une page blanche pour tout réécrire, tout reconstruire et où se dessine l’avenir; symbole d’une liberté qui s’assume par l’indépendance nouvelle (le refus de se remettre avec le passé ; je n’en dis pas plus).
De cette harmonie dans l’écriture, le récit prend vie. Plus encore, c’est cette facilité avec laquelle la réalisatrice passe d’émotions en émotions : des larmes de peine à celles de joie, il n’y a qu’un pas ; à l’image de ce défoulement sur le frénétique « Like a dog », véritable hymne à l’expressivité du corps, à l’évasion comme pour se sauver avec Paula de cette vie de contrariétés. Une chanson qui d’ailleurs est la parfaite illustration de son personnage : pétillante, étonnante et dissipée.
Jeune Femme, c’est beaucoup de choses à la fois. D’un prodigieux portrait de femme (façon Victoria de Justine Triet), Léonor Serraille sublime son actrice, véritable bouffée d’oxygène contrebalançant l’aspect plus réaliste du récit. Des filtres nuancés pour cadrer chaque changement d’humeur : la réalisation aussi inventive qu’intimiste parvient à rythmer nos cœurs au tempérament de son personnage. Au final, Jeune Femme invite à suivre le groove de la vie, et montre à travers la métamorphose de l’héroïne qu’il est nécessaire d’apprendre à vivre avec son caractère pour transformer ses défauts en force vitale. Une insouciante liberté face à la loi de la société en somme.
Pour ma part, bleu est ma bague. Si j’en crois le papier, je suis heureux et libre comme le vent (ou est-ce seulement parce que la clim m’a enrhumé ?). En tout cas, pas besoin d’une bague pour dicter les sentiments, Jeune Femme nous le montre magistralement.
Don’t Worry, Be Happy…
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Créée
le 10 sept. 2017
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