Le lyrisme du cinéma d'Ingmar Bergman est remarquable car constamment tiraillé entre plusieurs états qui révèlent toute son ambivalence. Le cinéaste lui-même est partagé entre deux postures : celle du romantique qui célèbre l'art de vivre d'une jeunesse insouciante et hédoniste, et celle du psychologue dont le recul analytique ajoute une part d'ombre à son idéalisme. Cette apparente schizophrénie lui permet pourtant de mieux exprimer les sentiments de ses personnages, érigeant une méthode d'écriture dramatique singulière. En atteste Jeux d'été, son dixième long-métrage. Bergman déclara à son propos : « pour la première fois, j'avais l’impression de travailler d’une façon personnelle, d'avoir réalisé un film qu'aucun autre ne pourrait refaire après moi » (1).


L'intimité particulière que le réalisateur affirme nouer avec ce film réside peut-être dans un processus d'identification très fort avec le personnage de Marie, dont les affects sont explicitées avec une grande précision. Bergman semble y projeter toutes ses intentions de cinéaste. Alors que le récit est inspiré d'une « petite nouvelle » écrite par lui à dix-sept ans, il ne cède pas pour autant au sentimentalisme débridé. Entre passé et présent, la danseuse traverse successivement quatre états de conscience astucieusement entremêlés, qui sont comme les points cardinaux du drame qui se joue. Lorsqu'elle découvre des années après sa mort le journal d'Henrik, son amour d'adolescence, Marie vit comme un « réveil avec une foule d'images », celles d'un bel été à la campagne irradié de lumière. De l'indifférence qui a prématurément vieilli son visage, elle bascule vers l'effroi du souvenir et du deuil. Elle se rappelle alors sa rencontre avec Henrik, la naissance du désir qui colore peu à peu l'indifférence qu'elle éprouve pour lui de prime abord.


C'est un peu plus tard qu'elle tombe amoureuse dans un même souffle d'effroi, anticipant celui qui précède la Mort dans Le Septième Sceau : « quel silence tout à coup, c'est étrange ». Le hululement d'un hibou l'effraye. « J'ai envie de pleurer cette nuit, c'est comme une rage dans l'âme ». Elle fuit alors cet effroi dans les bras de son amant, le considérant enfin comme tel. Par cette seule scène, Bergman exprime toute l'ambiguïté du sentiment amoureux, qui chasse l'indifférence en germant sur le lit du désir simultanément avec l'effroi de la perte. L'amour de Marie est d'ailleurs brusquement avorté par cet effroi à cause de la mort d'Henrik : il ne ne lui reste plus qu'à retourner à la ville dans le refuge de l'indifférence, la danse classique et ses répétitions désincarnées. Cette succession d'émotions parviennent au spectateur avec toujours plus de force, notamment grâce aux fameux cadrages serrés du cinéaste et à son émouvante direction d'acteurs qui devait tout autant briller dans ses pièces de théâtre.


Répétant le même schéma dans le présent avec un autre amant, Marie abandonne de nouveau son masque d'indifférence en se démaquillant, victoire du naturel sur l'artifice. Bergman est bien « le cinéaste de l'instant » (2), qui transmet toute la spontanéité et la complexité des émotions par le cinéma, jusqu'à pouvoir signifier le bouleversement d'une vie entière en un seul plan. Cette note d'espoir donne enfin à voir d'un nouveau jour la représentation du Lac des Cygnes, dernière scène du film comme ultime célébration d'un amour retrouvé. Il n'en fallait pas moins pour surmonter un traumatisme qui hante la filmographie de Bergman, de La Fontaine d'Aréthuse à Monika, la perte prématurée de l'être cher et d'un cadre de vie idyllique laissant place au gris monotone de la ville et au souvenir qui hante l’esprit.


(1) Entretien avec Ingmar Bergman et (2) article de Jean-Luc Godard publiés dans Les Cahiers du cinéma en 1958.


Cette critique a été écrite dans le cadre du Concours de la Jeune Critique du Festival International du Film de La Rochelle, où il s'agissait d'écrire sur l'un des trois cinéastes parmi les suivants : Aki Kaurismäki, Robert Bresson et Ingmar Bergman. Elle n'a pas été primée, mais je vous renvoie sans rancune (ou presque) aux cinq critiques gagnantes : http://festival-larochelle.org/fr/festival-2018/concours-de-la-jeune-critique

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le 7 mai 2018

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Marius Jouanny

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