Du haut de son heure et demie, Jodorowsky's Dune se laisse facilement regarder, et reste bien loin des stéréotypes que l'on pourrait habituellement prêter aux documentaires - à savoir, des interviews sans fin de vieux croulants autour de sujets qui nous échappent. La mise en animation de nombreux dessins d'Alejandro Jodorowsky rend même l'ensemble agréable à l’œil, mettant quelques subtilités du 7e art à la portée des plus ignorants en termes de cinéma. Frank Pavich réussit le tour de force de rassembler les témoignages de tous les contributeurs du Dune de Jodorowsky, apportant un panorama plutôt complet de la conception de l’œuvre, et il fait de son documentaire une présentation structurée et cohérente qui rend justice au film mort-né du réalisateur chilien, présentation non dénuée d'un humour inattendu.
La question que l'on est en droit de se poser, alors que l'on n'a jamais entendu parler ni de Dune, ni de Jodorowsky, est: mais qu'est-ce que ce documentaire peut avoir de si intéressant, s'il traite d'un film qui n'a jamais vu le jour ? Mais c'est justement là tout l'intérêt du documentaire: donner un coup de projecteur sur ce réalisateur insolite et méconnu qu'est Alejandro Jodorowsky, et sur ce monument de la littérature de la science-fiction qu'est Dune, en mélangeant allègrement la folie du réalisateur et l'ampleur de l'univers du roman de Frank Herbert. Car c'est de là que part l'idée: en 1975, Michel Seydoux propose à Jodorowsky de l'aider à réaliser n'importe quel projet, tant ses précédents films (La Montagne Sacrée, El Topo) ont été des succès en France. Le réalisateur répond immédiatement "Dune", et c'est ce qui lance ce projet complètement fou. Jodorowsky, doté d'une ambition rarement vue, va chercher à rassembler les "guerriers spirituels" qui l'aideront à donner vie à ce projet, et pas n'importe lesquels: Magma, Pink Floyd pour la musique; Salvador Dali, Orson Welles en tant qu'acteurs; ou encore Dan O'Bannon (effets spéciaux de Dark Star), Hans Giger (designer du monstre d'Alien), ou Jean "Moebius" Giraud (illustrateur de la bande-dessinée Blueberry). Ainsi commence la conception, à Paris, d'un projet fou, hardiment mené par Jodorowsky: l'adaptation de Dune de Frank Herbert, narrant les péripéties de la planète Arrakis, ayant une importance très stratégique pour la guerre, car riche d'une "Épice" faisant office de drogue dans cet univers, puisqu'elle permet de stimuler les capacités psychiques d'un homme.
On aurait peine à signifier l'ampleur de ce projet d'une meilleure façon que Frank Pavich. Il faut savoir que quasiment la totalité des films produits par Hollywood dans les années 70 bénéficiaient d'un cahier des charges précis et d'une garantie de rentabilité. Jodorowsky, lui, prône le credo opposé: jamais il n'interfère dans les travaux de ses techniciens. Il les incite au contraire à laisser libre cours à leur imagination, préconisant l'ouverture d'esprit comme principe de conception de Dune. Et il faut croire que cela fonctionnait, à en juger les storyboards d'une qualité extraordinaire que Pavich nous donne à voir dans son documentaire. Tout y est d'ailleurs mis en scène pour impressionner le spectateur, ne lésinant par sur les superlatifs (plus ingénieux que 2001: l'Odyssée de l'Espace de Kubrick; dépassant de loin le Star Wars de George Lucas, qui sortit deux ans plus tard), et quelque part pour le frustrer que cette œuvre magistrale n'ait jamais dépassé le stade de la conception. Mais finalement, on se complaît dans cette admiration béate qu'on a pour ce projet complètement atypique transpirant le génie de toutes parts; on se fascine pour la personnalité totalement insolite de Jodorowsky, volontiers dépeint par ses proches comme un homme fou à lier.
Si le Dune de Jodorowsky fut avorté, faute de financements, ce fut pour trois raisons: la durée excessive du film (Jodorowsky souhaitait un film de plus de douze heures), la réticence que la personnalité de Jodorowsky leur inspirait (attisée par la singularité de ses précédents films), mais également - c'est l'opinion de Pavich - la peur qu'engendrait Dune à Hollywood, tant le film sortait des chemins battus tout en gardant une cohérence et une ambition qui aurait pu écraser facilement toutes les productions des studios à cette époque. Jodorowsky le dit lui-même: Dune était destiné à changer la mentalité de toute une génération, à propager la même ouverture d'esprit qu'il a cultivé au sein de son équipe.
Aujourd'hui, alors que Jodorowsky a définitivement abandonné le projet, on ne peut que contempler les ruines admirables qu'il a laissé derrière lui, avec la même fascination qu'on pourrait avoir en levant la tête vers la Sagrada Familia, à Barcelone: deux chefs-d’œuvre pensés, imaginés, travaillés avec une féroce ambition, mais dont la conception rencontra de nombreux obstacles: la mort de Gaudi pour la Sagrada Familia, le manque de financement pour Jodorowsky. Toutefois, à l'image du monument de Barcelone actuellement en construction grâce aux plans laissés par l'architecte, on peut facilement s'abandonner à l'espoir qu'un jour, quelqu'un déterrera également les plans de Jodorowsky pour se consacrer à la réalisation de son chef-d’œuvre inachevé. On pourra émettre quelques réserves, en notant qu'aujourd'hui Dune n'aurait pas le même impact qu'il aurait eu s'il était sorti dans les années 70, ou que si le film fascine tant, c'est justement parce qu'il a vécu un destin tragique. Il ne nous reste donc qu'à répondre hâtivement à l'invitation à ce fantasme halluciné que nous propose Pavich à travers Jodorowsky's Dune, et à se laisser imaginer un autre aujourd'hui, où l'on ne célèbrerait non plus Star Wars mais Dune, où un Hollywood bousculé dans ses codes laisserait plus de champ à des œuvres "ouvertes d'esprit".