Le soleil se couche sur une paisible soirée new-yorkaise lorsque soudain, la caméra pivote vers la droite pour révéler un monde accablé par le tonnerre et une pluie diluvienne. Le premier plan de John Wick: Chapter 3 – Parabellum passe donc d’une dimension à l’autre, du monde réel et normal à celui de fiction, de cinéma. C’est la façon qu’a le réalisateur de nous inviter à nous replonger dans cet univers parallèle baigné de néons, presque entièrement habité d’assassins et régi par des règles strictes, que le protagoniste a enfreins. Mais au-delà de la promesse d’innombrables balles en plein tête, nuques brisées et combats à l’arme blanche, l’aspect le plus fascinant de cette franchise demeure sa filiation directe à un artisanat se réclamant de Buster Keaton d’une part, et du cinéma hongkongais des années 1980/90 de l’autre, sans rien entre les deux.
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En d’autres termes, John Wick 3 est exclusivement un film de cascadeurs, et non un film de conteur d’histoires. Chaque élément ne sert qu’à une chose : multiplier les combats. Cela s’avère particulièrement vrai de la mythologie, dont chaque développement amène une situation qui ne pourra être résolue que par la violence. Il ne s’agit pas d’une critique en soi, mais il est intéressant d’observer que pour une production américaine qui multiplie les références au cinéma (Buster Keaton apparaît furtivement sur un panneau illuminé de Time Square, Wick se rend dans un lieu appelé le Théâtre Tarkovsky…), le film semble totalement ignorer plusieurs décennies d’évolution du cinéma d’action américain dans son entreprise de réorganisation des poncifs du genre, et notamment les films des années 1970/80 dans lesquels le drame jouait un rôle essentiel. Ce drame est absent de l’univers de John Wick. Le concept du chiot tué et de la voiture volée n’est qu’un élément parmi d’autres pour justifier la violence, mais il n’y a jamais d’autres enjeux que la découverte de la prochaine séquence de baston, de son décor, de ses chorégraphies, de sa capacité à conserver notre attention. Le public en vient donc à se demander ce que l’équipe du film lui a concocté pour la suite, et non comment les personnages vont évoluer.
D’une certaine manière, le visionnage de Parabellum se rapproche de celui des films de Yuen Woo-ping dans les années 1980/90 (et de ceux de nombreux autres réalisateurs hongkongais), avec lesquels l’implication du spectateur était purement visuelle et sensorielle. Le reste ? Du bruit de fond. Non pas que ce genre de films n’existait pas aux États-Unis à cette période (on a tous vu Commando, n’est-ce pas ?), mais ils ne représentaient ni la norme, ni les œuvres les plus abouties sur le plan technique et narratif. Celles qui ont marqué le public non cinéphile (Piège de cristal, L’Arme Fatale, Aliens, etc.) sont restées car elles alliaient l’action à un développement élaboré des personnages et à une dimension dramatique travaillée. Il ne s’est jamais agi de savoir comment John McClane allait zigouiller Hans Gruber, mais de découvrir comment il allait sauver sa femme et son mariage.
Pour la franchise John Wick, l’objectif est de faire des cascades à l’ancienne la principale raison de se déplacer au cinéma, et ce en injectant un travail colossal dans l’entreprise. Le résultat force sans conteste au respect et à l’admiration. Toutefois, ces films savent très bien qu’ils viennent d’une longue lignée de séries B qui n’ont jamais été considérées comme étant de l’art. C’est pour ça que la thèse de Chad Stahelski dans le chapitre 2, selon laquelle les folies meurtrières de Wick étaient tout aussi admirables que les grandes batailles historiques, était audacieuse. Cela revenait à dire : « Vous pensez être en train de regarder un film d’exploitation bas du front ? Détrompez-vous ! » Un certain degré d’ambition étant toujours appréciable, il était facile de pardonner certaines lacunes dans l’exécution pour profit de cette volonté de se démarquer du reste de la production de films de genre. C’est pour ça que la plupart des fusillades et combats continuent d’avoir lieu dans des décors grandiloquents, accompagnés d’une musique envahissante : cela revient à dire que non, le cinéma d’action n’appartient pas aux bas-fonds du médium, mais qu’il a bel et bien sa place au sommet de la pyramide cinématographique.
Les rappels aux meilleurs films de genre sont nombreux, et la distribution ne fait pas exception. Après tout, mettre Laurence Fishburne dans un film d’action fluorescent ne revient pas seulement à faire un clin d’œil aux fans de Matrix (1999), mais également à rappeler que l’acteur avait également été à l’affiche de Deep Cover (1992), petit chef-d’œuvre nerveux du polar. Il en va de même pour Mark Dacascos, Yayan Ruhian, Cecep Arif Rahman, Tiger Chen… Le film est tout à fait conscient de son ascendance, et s’en amuse même à plusieurs reprises. Avec John Wick 3 cependant, il est légitime de se demander si l’ultime jalon du cinéma cinétique proprement filmé n’a pas été atteint. Il semble en effet que le film finisse par se retrouver dans l’impasse, ayant peine à se renouveler. Si suite il y a, elle devra prendre des risques conséquents en termes de mise en scène pour justifier son existence.
Cela dit, l’approche continue de fonctionner ici, du moins pour la majeur partie du film. Le combat opposant Wick à un assassin chinois joué par Tiger Chen (dont le talent est malheureusement bien peu utilisé) est étrangement molasson, souffrant de plans statiques à la limite de l’inertie totale. Fort heureusement, la donne change avec le combat à Casablanca impliquant Halle Berry, puisque la caméra s’anime soudainement, et commence à suivre les mouvements des personnages pour dynamiser la mise en images. Certaines séquences semblent tout droit sorties d’un monde à la Johnnie To, dans lequel les personnages existent à part, séparés de la réalité quotidienne (voir la fusillade dans le métro du chapitre 2, ou la course à moto du chapitre 3). Il serait logique de rapprocher ça d’une stylisation outrancière propre aux films de genre, mais le trait est si appuyé ici qu’on en vient quasiment à voir ça comme un sous-genre à part entière dont les limites commencent déjà à se faire sentir (en atteste la scène de course à moto, qui n’amène rien de plus à celle de The Villainess (2017), ici copiée (sans compter le fait que l’absence totale de circulation routière affaiblit grandement l’impact qu’une telle scène aurait avoir si sa logistique s’était avérée encore plus complexe).
L’approche de l’expérience cinématographique de John Wick 3 a quelques similarités à celle développée part Quentin Tarantino avec Kill Bill (2003-2004), qui est un film fonctionnant relativement bien au niveau émotionnel, mais dont l’objectif premier est de stimuler le savoir et la curiosité cinématographique du spectateur. Dans ce diptyque, le réseau référentiel et réinterprétatif devient l’enjeu même du récit, qui fait se demander au public comment le cinéaste va s’approprier cet héritage pour proposer quelque chose d’unique. Non pas que Stahelski soit un réalisateur aussi talentueux que Tarantino, mais la franchise John Wick est plus ou moins fondée sur une base identique, à ceci près qu’elle s’intéresse exclusivement aux lieux communs du cinéma d’action. Ainsi, elle invoque des images du corpus pour signifier au public qu’il assiste à un exercice de dépassement dans la surenchère. C’est là, uniquement, qui réside l’enjeu du long-métrage : dans la virtuosité avec laquelle chaque scène d’action est élaborée, et dans la place qu’elle occupe parmi les classiques du genre.
Cela étant, la franchise a peu de chances de s’ouvrir à un public très large tant qu’elle refusera d’incorporer un traitement complexe et universel des émotions, et tant qu’elle ne viendra pas défier les plus grandes œuvres à un niveau dépassant le cadre purement cinétique et esthétique. Si Stahelski a dit s’être inspiré de films comme Le Point de non-retour de John Boorman (1967) ou Le Cercle Rouge de Jean-Pierre Melville (1970), les corrélations narratives et thématiques sont loin d’être évidentes. La saga John Wick ne saurait en effet s’embarrasser de sujets tels que l’identité de l’individu au sein d’un monde de plus en plus étouffant, ou que des jeux complexes de moralité et d’honneur entre hommes supposément bons ou mauvais. Elle ne s’en donne pas le temps. Son unique terrain de bataille est viscéral et non intellectuel ou thématique. Alors bien sûr, John Wick 3 a des airs de film noir sous stéroïdes, l’enchaînement effréné de ses scènes d’action lui confère une dimension quelque peu onirique, et le film comporte des segments illustratifs dénués de dialogues, mais ses inspirations provenant de la période 1960/1970 semble s’en tenir à quelques touches visuelles et à quelques imitations dans les situations, et rien de plus.
Bien entendu, c’est sur les épaules du fort sympathique Keanu Reeves que repose cette suite. L’acteur, impliqué dans quasiment tous les combats montrés à l’écran, a réalisé la plupart de ses cascades lui-même. Difficile de ne pas saluer une telle implication, surtout que sa performance physique demeure, dans l’ensemble, tout à fait honorable. Certes, Reeves semble commencer à fatiguer lors de certaines scènes, et notamment lors de son combat à deux contre un face aux acteurs de The Raid (des artistes martiaux plus accomplis), qui sont obligés de ralentir et ainsi de paraître bien plus faibles qu’ils n’avaient semblé l’être quelques instants plus tôt. Il ne s’agit que d’un détail, qui s’avère d’ailleurs bien moins flagrant ici que dans le propre film de Reeves, Man of Tai Chi (2013), dans lequel sont combat contre Tiger Chen était dénué de toute crédibilité.
En termes de spectacle et de générosité absolue au service du spectateur, Parabellum tient ses promesses. Le film, qui reste coincé dans une formule qu’il ne renouvelle pas, pourra sembler stérile à certains, mais la qualité de ses chorégraphies saura convaincre les amateurs, qui ne devraient pas s’ennuyer. On reste très loin de Mad Max: Fury Road (2015), nouveau mètre-étalon du film d’action-fleuve, mais le métrage n’en a finalement ni l’ambition ni le besoin. John Wick 3 atteint honnêtement ses objectifs, et la nature même du film a tendance à invalider les critiques relatives à son scénario et ses personnages. Ces derniers sont joliment définis par leur manière de se battre. Dommage que celle-ci n’évolue jamais. Cela est d’autant plus décevant que d’autres films ont déjà réussi le pari d’adapter la manière de filmer l’action à l’évolution des combattants en tant qu’êtres humains, et notamment Le Maître d’armes (2006) de Ronny Yu. Dans ce dernier, Jet Li est d’abord présenté comme un maître martial imbu de lui-même, filmé avec un mélange de plans aériens, de Steadicam stable et de coupes rapides. Le combat final, qui constitue le cœur émotionnel du récit, est bien plus marqué par les plans longs et tremblants qui se concentrent sur son corps affaibli, délaissant les contre-plongées héroïsantes. Un chef-d’œuvre de cinéma tous genres confondus, à (re)voir après Parabellum.