Attendu puis espéré. Craintif et enthousiasmé. Le Joker. Le nemesis de notre cher Chevalier Noir qu'Heath Ledger sublimait dans The Dark Knight. Après une version plus édulcorée de Jared Leto, c'est au tour de Joaquin Phoenix d'endosser le "masque" d'un des méchants de comics les plus complexes, dont l'intelligence est proportionnelle à la folie. Oui, on tape inexorablement des mains, excité, avec un sourire démesuré et des yeux comme des billes, tant l'envie de voir cet acteur fantastique incarner ce clown névrosé sorti de l'esprit de Jerry Robinson, Bill Finger et Bob Kane nous a poussé jusque dans cette salle obscure. Et dire qu'il aurait du mourir après sa première apparition sur les planches en 1940 ! Une heureuse longévité récompensée dans les heures les plus sombres d'un personnage devenu emblématique.
Todd Philips remet donc les conteurs à zéro...
"- Attends quoi ?! Todd Philips, le "roi" de la comédie, le Todd Philips de Very Bad Trip, Date Limite et Starsky & Hutch ?
- ... AH AH AH AH AH AH. Ok le seul point commun, c'est le rire mais quand même."
Todd Philips, malgré son bagage humoristique avec tout ce que ça sous-entend comme craintes, remet donc les conteurs à zéro pour disséquer la genèse du Joker. Oubliée la cuve de déchets toxiques. Ici la transformation est progressive et intime, elle mûrit doucement dans le terreau de l'incapacité du personnage à reprouver ce rire incontrôlable, signe de ses dommages neurologiques, terreau arrosé par les affres de l'oubli dans une ville malade, au bord de l'implosion.
Et pour donner vie à cet antagonisme expressif simultanément marqué sur un visage creusé et déformé, entre expression d'une joie mensongère et signes éphémères d'une douleur bien présente, Joaquin Phoenix !
Encore une fois, l'acteur est éblouissant de résignation et de tristesse sous couvert d'une folie pernicieuse engendrée par son vécu intime, sa condition, et la façon dont la ville de Gotham l'abandonne petit à petit. Arthur Fleck, comédien de stand-up raté, clown travesti en slogan publicitaire, semble porter le poids d'un monde dans lequel il n'a pas sa place, sur des épaules bien incapables de le soutenir, rappelant la folie squelettique d'un Christian Bale dans The Machinist. Un corps qui évoque à chaque plan la douleur d'une âme meurtrie, presque esseulée.
Car avant tout, Joker est une descente aux enfers, celle d'un homme qui ne semble pas avoir de prises sur sa propre existence, cantonné au miroir de sa loge, criblé d'impacts, qui ne cesse de se fissurer sur son reflet craquelé comme autant de failles incurables. Certes, les raisons sont parfois maladroites et Todd Philips peine à justifier la conclusion puissante de son film lorsqu'ils nous entraîne vers de fausses pistes sensationnalistes dans le passé de son "héros", mais pardonnons car derrière ce retour aux sources, le réalisateur réussi à entrer en résonance avec un climat social en effervescence, sur fond d'une révolte qui vient briser adroitement le quatrième mur.
Sa mise au banc de la société, la perte de ses derniers repères, sont autant de verrous approximatifs qui ne tiendront pas face au mal-être refoulé d'Arthur. Et lorsque la bascule s'opère, lorsque le drame et la comédie qui cohabitaient sur son visage embrassent pleinement ses actions, il devient contre son gré le bras vengeur d'une frange grandissante de la population, porte-étendard maquillé des laissés-pour-compte. Gotham gronde et Arthur Fleck meurt à petit feu.
Son salut ne viendra pas d'un divertissement audiovisuel dans lequel un présentateur star qu'il idolâtre, Robert De Niro sur papier glacé, réplique de ce que la télé a de plus misérable à nous offrir, officie. Bien au contraire. L'effervescence enflammée de la rue vient accompagner la renaissance révoltée d'un homme qui n'a plus rien à perdre. Arthur Fleck est mort à petit feu, sa vie était un drame qu'il tentait de masquer par la comédie.
Arthur Fleck est mort. Vive le Joker !
Le Joker est né, dans la douleur des marginaux, suscitant l'effroi d'un public complice. Le drame est une comédie. Le chaos est là, autour d'un personnage connu pour l'incarner.
Le piège peut se refermer sur nous car les derniers mots d'Arthur Fleck finissent de nous rallier à sa cause. Notre empathie pour lui est totale lorsqu'il s'éteint, fatigué. Mais de là à porter en triomphe un assassin ?
C'est sur ce malaise que Todd Philips nous abandonne presque, dommage d'ailleurs qu'il ne le fasse pas. Quoiqu'il en soit, le chemin fut différent, complètement désolidarisé de l'univers dans lequel il s'inscrit pour un film qui se suffit presque à lui même en transcendant les limites de Gotham City. Un film qui fait tristement référence à notre temps, à un homme malade dans une société qui l'est tout autant, magnifiquement illustrée par les pas de danse d'un clown, dans des escaliers, sous la musique du titre "Rock and Roll, Part 2" de Gary Glitter, condamné en 2015 à 16 ans de prison pour pédophilie. Un clown qui danse, dans l'air (de folie) du temps.