Fort de son triomphe à la Mostra de Venise et d’une réputation retentissante, Joker débarque sur les écrans et entend bien démontrer que les univers super-héroïques peuvent encore nous surprendre. En optant pour une approche personnelle – « auteurisante » diront certains – et un traitement assurément adulte, la Warner et Todd Phillips livrent une œuvre radicale, sombre, violente, fascinante et surtout salutaire dans sa manière de s’écarter du grand agenda politique qui dicte depuis des années la majorité des productions Marvel et DC. Dans un contexte de méfiance croissante à l’égard des œuvres qui ne font pas de la représentation bienveillante des minorités une priorité (pour ne pas dire la seule motivation de production, sacrifiant l’artistique sur l’autel du politique), une telle proposition ne pouvait que faire réagir. Retour sur ce qui s’impose aisément comme l’appropriation la plus cinéphile d’un univers Marvel et DC confondus et sur une polémique révélatrice d’une lecture toujours plus moralisante de l’art.
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Le projet est simple et ambitieux à la fois : remonter aux origines du vilain le plus emblématique de la bande-dessinée américaine. Si la création du Joker remonte au premier numéro de Batman publié en mars 1940, le scénariste Bill Finger ne livrait aucune explication sur ses origines. Humoriste raté sous la plume d’Alan Moore (Batman : The Killing Joke, 1988), mafieux plongé dans une cuve d’acide par Batman dans Batman : The Animated Series (1992-1995), le personnage est parfois l’auteur du meurtre des parents de Bruce Wayne (comme chez Tim Burton). Aucune version n’étant définitive, le Joker a offert une grande liberté d’interprétation à ceux qui s’emparaient de lui, permettant ainsi la réactualisation perpétuelle en fonction des contextes de création.
Chez Todd Phillips et Scott Silver (coscénariste), le Joker s’appelle donc Arthur Fleck. Vivant dans un appartement miteux avec sa mère qui le surnomme Happy, il rêve d’être invité dans le talk-show de Murray Franklin (Robert De Niro) et de percer dans le milieu du stand-up. Atteint d’un trouble mental, il est régulièrement pris de fous rires nerveux, ceux-ci faisant obstacle à ses ambitions professionnelles et à la mission que lui confie sa mère, à savoir « donner le sourire et de faire rire les gens dans ce monde sombre et froid ». Ce monde, c’est celui du Gotham City de 1981, rongé par les inégalités sociales, le chômage et la criminalité. Une situation qu’entend bien corriger Thomas Wayne en se présentant à la mairie.
Se positionnant à l’écart de l’ensemble des films de super-héros actuels, se foutant royalement du grand délire d’univers étendu qui a mené DC à la catastrophe industrielle Justice League et Marvel à l’insipide uniformité, Joker revitalise le comic book movie de la plus belle des manières. Tout en s’intégrant avec cohérence à l’univers de Batman, Joker est un film avant d’être un produit destiné aux seuls fans. Intelligemment, Todd Phillips parvient même à signer une origin story qui préserve une part de mystère autour du personnage. En effet, si le film explique très clairement comment cette version du Joker est née, il restera plus énigmatique sur l’identité réelle d’Arthur Fleck. En optant pour la modestie des moyens, en se focalisant sur un personnage et la complexité de sa psychologie, le réalisateur de la trilogie Hangover renvoie le cinéma à ce qu’il a d’essentiel (on ne pensait pas écrire cette phrase un jour).
Cela a été martelé (et largement revendiqué par Todd Phillips), l’influence de Martin Scorsese plane sur Joker, à tel point qu’il a été proposé au cinéaste de rejoindre le projet en tant que producteur exécutif. Indéniablement, le film doit beaucoup à Taxi Driver ainsi qu’à La Valse des pantins. Le personnage d’Arthur Fleck peut être considéré comme une fusion de Travis Bickle et de Rupert Pupkin (tous deux incarnés par Robert De Niro, la présence de ce dernier dans Joker ne faisant qu’expliciter la filiation). Tout comme Travis Bickle, Fleck souffre de solitude, est atteint de problèmes psychiatriques, fait preuve de maladresse avec les femmes, est prêt à partir en croisade contre un politicien pour donner du sens à son existence et erre dans les rues malfamées d’un Gotham très newyorkais. Et comme Rupert Pupkin, il s’imagine propulsé sous les feux de la rampe grâce à un célèbre animateur – pour lequel il nourrit des sentiments pour le moins contrastés – au point d’entretenir un rapport flottant avec la réalité.
Si le traitement de la folie de Fleck n’est jamais aussi subtil et ambigu que celui des troubles mentaux de Travis Bickle – Todd Phillips se sentant obligé de nous remontrer quelques scènes cruciales pour nous expliciter ce que nous avions compris spontanément – il n’en demeure pas moins que ce dernier parvient à éveiller en nous des sentiments contradictoires à l’égard de son personnage, à l’image d’un Travis Bickle que Martin Scorsese rendait à la fois attachant, fascinant et véritablement dérangeant. Une telle complexité psychologique nécessitait un grand comédien – on se souvient d’un Jared Leto, dernier interprète du Joker, incapable de susciter ne serait-ce que du malaise – et la performance de Joaquin Phoenix est pour beaucoup dans la réussite du film. En état de grâce absolue, l’acteur va bien au-delà du simple régime transformiste, en témoignent les quelques scènes de danse qui jalonnent le récit et symbolisent la naissance progressive du Joker par leur évolution. Portées par un acteur habité et magnifiées par la bande-originale d’Hildur Guðnadóttir, ces séquences traduisent avec brio toute la sensibilité d’Arthur Fleck et le sentiment de toute-puissance qui l’habite au fil de ses exactions. Nous comprenons ainsi que le choix de faire visionner le numéro « Slap That Bass » de Fred Astaire dans Shall We Dance à Arthur Fleck n’est pas innocent, son personnage de vilain se construisant peu à peu au travers de la danse.
C’est précisément parce que Arthur Fleck ne suscite pas que du dégoût que le film dérange et provoque des réactions délirantes depuis plusieurs semaines. Rendez-vous compte ! À l’heure où Marvel et DC se font la course pour être les premiers à proposer un super-héros noir, femme, homo, trans (cochez les minorités opprimées et racisées qui conviennent, dans tous les cas il représentera le camp du bien et ne souffrira d’aucune faille), Todd Phillips ose se focaliser sur une figure trouble et dérangeante, portée par un mâle blanc qui plus est. Pire encore, aucune condamnation morale de son personnage n’est explicitement formulée pour nous faire comprendre que « la violence, c’est mal ». Au contraire, Arthur Fleck est dépeint comme un homme malade qui ne demande qu’à être aimé ; c’est la violence des nantis, la méfiance de ses semblables (voir cet épisode dans le métro, où il ne peut pas amuser un enfant en faisant des grimaces sans être soupçonné d’être malintentionné) et le rejet moqueur des gens qu’il admire qui le poussent à bout. En ce sens, Arthur Fleck représente la masse précarisée. Une masse qui finit d’ailleurs par en faire son icône parce qu’elle n’a plus d’autre réponse à offrir que la violence à un système qui la méprise. Au final, les émeutes qui secouent Gotham nous offrent une représentation de ce qui se passe à l’extérieur de la limousine d’Eric Packer dans Cosmopolis.
Ainsi, pour de très nombreux commentateurs, le film de Todd Phillips pécherait par absence de morale et parce qu’il nous confronte à ce que nous n’avons pas envie de voir. Cette indignation ne suffisant apparemment pas, certains – dont des critiques bien établis – sont allés jusqu’à accuser le film d’être irresponsable politiquement et d’inciter à la violence. Et alors qu’une certaine presse va jusqu’à poser la question, sans peur du ridicule, « le film rend-il violent ? », d’autres semblent déjà avoir la réponse, tout en limitant la cible de cette mauvaise influence aux seuls hommes blancs (c’est bien connu, une spectatrice noire ne peut plus, en 2019, s’identifier à un personnage masculin et blanc) :
La palme revenant sans conteste à Jeff Yang qui explique pour CNN que « le véritable but du film est de valider de manière insidieuse le ressentiment des hommes blancs qui ont amené Donald Trump au pouvoir » et va jusqu’à comparer les images du Joker célébré par la foule à « Trump qui aurait éliminé la procédure de destitution, célébrant son improbable réélection avec ses partisans haineux ». Soyez prévenus : Joker fonctionne comme une MST et risque bien de vous transmettre la folie de son personnage ! On savait que l’intelligence collective n’évoluait pas de manière linéaire vers toujours plus de lucidité, mais de là à deviner qu’on nous ressortirait un jour cette peur panique des œuvres culturelles qui agiraient comme des pousse-au-crime… Certes, toute une partie une partie de la critique (il faut quand même le souligner) se réjouit de voir un film qui nous rappelle que l’art est fait pour troubler, mais la volonté de disqualification morale des chevaliers du Juste n’était sans doute jamais allée aussi loin dans la malhonnêteté intellectuelle, jugez plutôt :
À l’heure où le révisionnisme culturel passe au crible l’histoire de l’art pour définir quelle littérature est « #MeToo compatible », force est de constater qu’on ne sait même plus distinguer l’auteur / réalisateur du narrateur et de ses personnages. La confusion est totale, l’obsession du bien nous rend crétin. Mais qu’importe, la grande entreprise de purification morale est en marche et avance vers un art irréprochable. Réjouissons-nous d’apprendre qu’il y a une « pléthore de manières de présenter un personnage misogyne sans s’attarder sur les seins d’une femme ». À chaque époque son Tartuffe !
Se pose alors la question de savoir ce qui définit la force de subversion d’une œuvre. Son essence, ses qualités premières, ou les réactions qu’elle provoque, aussi crétines soient-elles ? En soi, Joker n’est pas plus subversif qu’un Taxi Driver. La doxa et les impératifs moraux qui dictent le contenu des productions actuelles en font toutefois un film à part dans le paysage des adaptations de comics. Faut-il alors se réjouir que de tels films puissent encore voir le jour, ou s’inquiéter de la place qu’occupe désormais la morale dans la réception « critique », du projet revendiqué de polissage culturel et de la croissance de l’Empire du bien1, toujours plus prompt à dégainer ses condamnations et son indignation ? Dans un cas comme dans l’autre, on se demande comment serait reçu Orange mécanique s’il sortait aujourd’hui…