« Joker » est un projet atypique. Dans l’univers incontournable des super-héros, il se présente comme un film d’auteur, décidant non de mettre en avant le justicier costumé le plus emblématique, mais son plus célèbre ennemi, aka le joker, monstre machiavélique au sourire inégalable. Récompensé à la moestra de Venise, l’originalité de son propos a suscité une forte attente.
Gotham. Le crime et la criminalité gangrènent peu à peu la ville.
Arthur Fleck est un homme souffrant d’une pathologie rare et peu comprise : il est pris de fous rires incontrôlés, qui suscitent souvent peur voire colère de gens se pensant moqués. Il tente péniblement de gagner sa vie en jouant un clown, mais intérieurement, malgré tous ses efforts, l’heure n’est pas à la rigolade.
Mais comment un homme sans histoires a-t-il pu devenir un monstre détraqué ?
Il tente de faire ses preuves en tant que comique, mais on le porte en ridicule. Puis des gens autour de lui font perdre son travail. Ce sont des humiliations, une non-reconnaissance de sa valeur, qui ont fini par aboutir au point de rupture.
Mais l’évolution a été progressive, non une transformation brutale, tel Anakin tuant Mace Windu avant de massacrer froidement des enfants.
Il y a eu d’abord une première manifestation de violence, un premier acte sanglant, en réponse à une agression. Mais le futur joker n’a pas revêtu son célèbre sourire tout de suite. Il a continué sa vie sans montrer aucune différence, mais intérieurement quelque chose avait changé, irrémédiablement. Il ne regretta pas son geste, trouvant au contraire des justifications… Il s’est mis à avoir des pensées, des pensées violentes, de vengeance, à l’encontre de ceux qui lui ont fait du tort.
Puis ses repères se sont mis à s’effondrer, alors qu’il avait le plus besoin de trouve de la stabilité…
Faute de moyens, la psy qui lui était attribuée ne pouvait plus continuer à le suivre. Après la trahison d’un collègue, le rejet de celui qu’il pensait être son père, voilà maintenant qu’il apprend une terrible vérité sur sa mère dont il prenait tellement soin. La trahison de la personne qu’il avait de plus cher ! Qui lui a en fait mentit toute sa vie…
On lui a dit dès l’enfance de sourire tout le temps, mais comment continuer de sourire quand il n’arrive que des malheurs ? Quand plus rien n’a de sens ? Quand on lui a mentit toute sa vie ? N’est-ce pas l’hypocrisie ultime ? Toute sa putain de société ne serait-elle pas une gigantesque hypocrisie, où les gens ne sont qu’un ramassis de menteurs, méprisant, insensibles ?
Il est né de la folie et de la violence, pourquoi le nier ? Alors oui il va sourire, rire à la face du monde, se faire entendre, parce que ce monde n’est qu’une putain de blague…
Arthur Fleck, futur Joker, peut être vu comme le symptôme d’une ville malade, qui n’a pas su prendre soin des plus vulnérables. Une souffrance non prise en compte, et qui a dégénérée en une manifestation incontrôlable, se retournant contre ceux qui l’ont provoqué, ceux qui l’ont ignoré, et bien d’autres au passage, eux aussi victimes indirectes, plus ou moins innocentes, du délitement de la société.
Des gens qui ne peuvent plus vivre dignement, une souffrance, un désarroi à même de se transformer en actes violents, des agressions impunies qui provoquent des dégâts psychologiques, alimentant encore plus le cercle de la violence…
En France, cette situation n’est pas sans faire écho gilets jaunes, manifestations d’une rare intensité qui ont agité de nombreuses villes. Là aussi, la situation économique, un ras-le-bol et une souffrance exacerbés par de nouvelles inégalités, avaient dégénérées par des scènes de dégradations et de heurts inégalés…
Dans le « joker », le personnage prend ainsi une tournure étonnement sociale, ou le nemesis de la chauve-souris semble être le représentant involontaire de tous les laissés pour compte de la ville, qui entendent se révolter et renverser les symboles du pouvoir à l’origine de leur souffrance…
Un lien qui est toutefois un peu maladroit, car le film ne va pas au bout de cette idée et la développe peu. Le fait de présenter toutefois le Joker comme la conséquence du délitement de la société, des services publiques et de l’intégrité des habitants de la ville, est intéressante et ajoute une profondeur à l’histoire.
Si le film s’inspire du comic « the killing joke » dans l’origin story du personnage, il propose toutefois sa propre version. Outre sa dimension sociale qui peut poser question, « joker » se sent obligé de faire apparaître le jeune Bruce Wayne, créant ainsi un lien très précoce entre le futur justicier et son ennemi à venir, comme si leurs destins s’étaient joués bien avant leur affrontement, leurs histoires étant entremêlées. Les déroulements du film suggèrent même une certaine responsabilité du joker dans les le meurtre de ses parents… Alors que dans nombre d’adaptations, il était souvent suggéré que la folie chaotique du joker soit une réponse à l’ordre et la justice incarnés par Batman.
A mon sens, le film aurait gagné à garder séparé le super vilain du fameux justicier. Cela aurait permis de concentrer pleinement le film sur lui, et non sur la figure de la chauve-souris que l’on connaît tous, plutôt que proposer une nouvelle version qui pose question quant à sa pertinence. Et surtout le film n’avait nul besoin de montrer la scène, déjà que trop montré, du meurtre des parents.
Joaquin Phoenix campe une performance incroyable, justement saluée. L’acteur est allé jusqu’à observer de vrais malades atteints de la pathologie, et le résultat crève l’écran, suscitant le malaise parmi les spectateurs, qui ne peuvent s’empêcher d’éprouver de la compassion pour ce monstre en devenir. Parvenir à faire apprécier un monstre, c’était là une des difficultés de ce film.
Parmi les passages marquants, on pourra retenir le meurtre sanglant de son collègue devant un homme de petite taille terrifié, ne pouvant ouvrir la porte lui-même. Et la scène désormais mythique de la descente en dansant de l’escalier.
Le film aura inévitablement son lot de détracteurs, inévitable pour un film devenu populaire. Qu’ils soient lassés par la hype autour, déçus du résultat par rapport aux éloges entendus, réfracteur au genre super-héroïque pour ce qui leur apparaît comme un pseudo film d’auteur, ou au contraire trouvant qu’il y a peu d’actions à leur goût, voir pas assez de violences par rapport à la réputation du personnage. D’aucun allant jusqu’à reprocher la prévisibilité du film, l’issue étant déjà connu…
A mes yeux, hormis une dimension sociale intéressante mais mal développée et un lien maladroit avec Bruce Wayne, le film est très bien conçu et mérite ses louanges. La psychologie est travaillée et recherchée, on comprend les raisons qui ont poussés un homme à priori gentil à devenir un vrai monstre dérangé. Le film suscite à de nombreux moments, par le jeu de l’acteur principal ou la réalisation, un vrai sentiment de malaise.
PS : critique initialement commencée après la sortie du film, et finalisée aujourd’hui.