C'est l'histoire pas drôle d'un mec pas drôle.
Pas un blockbuster, pas un film de super-héros ; juste un drame social en forme d'origin story qui ne viendrait s'inscrire dans l'univers DC que par de vagues accointances. Ainsi, on peut découvrir et apprécier Joker sans rien connaître de la mythologie Batman.
Ici, il est avant tout question d'Arthur Fleck, un frappadingue pur jus sous camisole chimique, handicapé (l'affubler de rires pathologiques, quelle trouvaille !), traumatisé par une vie de sévices, une victime miséreuse qui a toutes les raisons de partir en vrille, plus proche de l'univers de Taxi Driver et de La valse des pantins que d'incrustations sur fonds verts et d'effets CGI dont il ne verra jamais la couleur. Son combat n'est d'ailleurs pas dirigé contre l'Homme Chauve-Souris (qui, dans le contexte, n'apparaîtra pas avant une bonne vingtaine d'années) mais contre son père, Thomas Wayne, symbole agressif de l’opulence virile qui méprise le bas peuple.
Formellement, le film est une réussite totale. A l'instar de Ben Stiller en début d'année avec Escape at Dannemora, Todd Philipps, jusqu'ici essentiellement connu pour avoir signé des comédies potaches plus ou moins heureuses, se révèle en auteur de grand talent. Armé d'un scénario jusqu’au-boutiste, il maîtrise tout à la fois la beauté de ses cadres, le rythme intelligent de sa mise en scène et le soin accordé à une photographie irréprochable qui dessine parfaitement les contours d'une Gotham métamorphosée dans le New-York de 1981, quittant le gothique de Burton et l'emphase de Nolan pour se montrer sous les lumières glauques d'un réalisme sordide formidablement esthétisé.
La B.O., dominée par un violoncelle déchirant, est anxiogène et dépressive à souhait. Quant à Joaquin Phoenix, il est au rendez-vous de toutes les attentes et confirme une énième fois qu'il est l'un des acteurs les plus remarquables de sa génération, en livrant une interprétation profondément habitée et physiquement hyper engagée.
Joker est le pendant nihiliste de V pour Vendetta, dont il reprend la mécanique politisée de la révolte du peuple opprimé, le soulèvement des petites gens maintenues la tête sous l'eau par les puissants qui les méprisent (les "clowns" de Wayne rappellent les "sans dents" de Hollande) et les humilient (le présentateur condescendant et moqueur incarné par De Niro).
Là où l'oeuvre des Wachowski s'articulait autour de la délicate notion de "terrorisme propre" et finissait par moraliser des exactions légitimes en suicidant son justicier repentant, le film plus noir que noir de Todd Philipps remplace le masque de la vengeance aveugle par celui plus tragique encore d'un désespoir lucide. Aussi fou soit-il, son anti-héros n'en est pas moins éminemment pathétique, et son ascension ultra violente est d'autant plus troublante qu'aucun personnage ne vient lui servir de contre-point moral. Il n'en a d'ailleurs pas besoin, tant la quasi totalité de ses crimes tombe sous le coup de la légitime défense ou des justes représailles. Si ses méthodes sont contestables, elles mettent en oeuvre une catharsis compréhensible, justifiée, en phase avec les crises sociétales qui agitent le monde actuellement - les masques de clowns étant clairement l'équivalent des gilets jaunes français et des parapluies hongkongais.
C'est sans doute ce qui crée la polémique auprès des observateurs qui redoutent que quelques esprits faibles fassent une lecture trop premier degré de ce film et décident d'imiter ce clown si touchant et la révolte populaire justifiée qu'il inspire : entre sidération et empathie, le spectateur ne peut jamais rejeter totalement ce qu'il voit ni même condamner la violence du désespoir.
Après des mois d'attente fébrile, ce film coup de poing ne déçoit pas.