Un film tellement plus important que ce que j'en pense

Deux jours avant la sortie des Femmes au balcon, j'ai assisté à une avant-première suivie d'un débat avec Noémie Merlant, Sanda Codreanu (à l'affiche, et créditée comme ayant participé au scénario) et la chef opératrice. Cette rencontre, qui a duré plus longtemps que le film, a été l'occasion de commencer par évoquer les influences dans lesquelles l'actrice, césarisée l'an dernier pour L'innocent, a été piocher afin de construire son second long métrage en tant que réalisatrice. En vrac : Volver, Femmes au bord de la crise de nerfs, Fenêtre sur cour, Les petites marguerites, The Chaser, The Strangers, Ichi the killer, Boulevard de la mort, Le Père Noël est une ordure, Ghost, Niagara... (Serial Lover n'a pas été mentionné, difficile pourtant de ne pas y penser).

Puis de dire qu'on aurait tort d'enfermer le film sous l'étiquette réductrice de "féministe". Ainsi que l'a justifié Noémie Merlant : "Toute notre vie, on a regardé énormément de films d'hommes, qui parlent des hommes, de la guerre, de ce qu'ils vivent - et moi, ça m'a intéressée, beaucoup. Mais on n'a jamais précisé que c'était "des films d'hommes". Donc là, je n'ai pas envie spécialement que l'on précise que c'est "un film de femmes", car pour moi ce n'est pas le cas.". CQFD.


Mélangeant l'humour, l'absurde, l'horrifique, le fantastique, le gore et le drame, Noémie Merlant plonge à corps et à cœur perdu dans une œuvre cathartique folle et éclectique, dont l'ambition de fond n'a d'égal que la démesure de la forme : ouverture sur un ample plan séquence bricolé qui plante le décor de la ville comme théâtre de micro-réalités venant s'entrechoquer, photographie flamboyante, personnages hauts en couleurs, costumes et maquillage extravagants, effets spéciaux, cris, hémoglobine, onirisme...

Elle revendique le mauvais goût et la vulgarité du film, comme une réappropriation de traits auxquels seuls les hommes auraient droit. Elle justifie l'hyper représentation de la nudité comme une réponse à l'objectivation et la sexualisation des corps féminins dont le cinéma a toujours fait preuve, en même temps que comme une tentative de réhabiliter sainement cette représentation de l'intimité, rendue plus difficile depuis le mouvement MeToo. Elle se réapproprie également des stéréotypes féminins du cinéma : la femme fatale pète et trébuche, la prostituée (ici cam girl) est libre et fière, l'artiste est animée d'un désir franc du collier dirigé vers l'extérieur.

Enfin, elle tord le cou à cet autre cliché cinématographique des fausses bonnes copines qui s'écharpent pour un beau mâle, en montrant des femmes qui font preuve de sororité, dans l'expression de leurs fantasmes et de leur liberté ("On peut être vraiment nous-mêmes qu'entre nous") comme dans l'adversité.


Ce changement de paradigme en déroutera plus d'un. A l'image du jeune quinqua vautré dans son siège, qui a voulu poser une question (jugeant utile de préciser en préambule : "Enfin, vite fait, parce que là il est 22h30, y en a qui bossent demain" - tôlé général dans la salle, rattrapé par une vanne de Sanda) et a demandé quelles étaient les intentions du film. A l'image encore de son voisin, quelques sièges plus loin, qui a pris le micro à son tour pour pointer du doigt le côté "castrateur et féministe" du long métrage, avant de demander à Noémie Merlant si, comme son personnage, elle souffrait d'aérophagie.

Grande classe, les mecs : mettre mal à l'aise la réalisatrice d'un film à l'engagement aussi intime que social, en baillant devant sa démarche ou en la réduisant à un gag scato, fallait oser le timing. Et ne pas avoir peur d'illustrer son propos.

Heureusement, dans la foulée, une spectatrice a réagi, répondant avec beaucoup de sagesse à ces messieurs ("Je comprends votre point de vue et vos questionnements, c'est difficile de rejoindre une cause quand on n'est pas directement touché"), avant d'exprimer son avis bouleversé et bouleversant auprès de l'équipe venue présenter le film : "Des scènes comme il y en a dans ce film, j'en ai vécu. Et je crois que je ne suis pas la seule à en avoir vécu, et que ça frappe aussi des hommes. Et ça m'a énormément touchée. Mais j'ai aussi passé mon temps à rigoler : même pendant les moments où ça avait des échos extrêmement violents - parce que le monde est violent, et ce qu'on vit est violent -, même dans ces moments-là, une seconde après j'étais en train d'éclater de rire ! J'en tremble rien que d'en parler. En fait, j'ai rarement eu l'impression d'avoir récupéré autant de pouvoir en une seule soirée. Donc j'ai juste envie de vous dire merci."

Au pied de l'écran, Noémie Merlant, qui essuyait ses larmes en l'écoutant, lui a envoyé un cœur avec les mains, la gorge trop serrée pour parler.


C'est alors que je me suis rendu compte que mon avis sur le film importait peu. On s'en fout, en fait, qu'avec mon regard de cinéphile, j'aie été moins emballé que je ne l'avais anticipé. Tant pis, si j'ai trouvé le casting pas toujours convaincant, si certains choix de réalisation m'ont semblé discutables (les cadrages qui tanguent, par exemple), si je n'ai pas adhéré à la régurgitation de l'influence de Ghost, si moi je ne suis pas fan d'Almodovar et que c'est un prérequis ici presque indispensable pour kiffer à plein, si j'ai plus souri que ri, si la somme des références et des genres ont saturé ma lecture et parasité mon accès à l'émotion visée.

L'âme du film, ce sont les vies réelles de ses protagonistes. En tête, Noémie Merlant, qui se met à nu (au sens le plus frontal du terme, reconnaissant qu'elle n'aurait pas demandé ça à une autre comédienne) et exorcise ses traumas en mettant en scène les agressions (shooting photo qui tourne mal, viol conjugal, drague de rue) qu'elle a subies. Avec un courage inouï, elle rejoue le pire (saisissante séquence de viol conjugal, tout en plan séquence dérangeant), crachant sur l'écran des instants de vie que d'autres ont vécus, continuent de vivre. Des femmes agressées, par des hommes qui nient avoir mal fait, ou bien qui avouent, mais si rarement, et à quel prix.


Et la catharsis opère.

Pour les spectateurs, une invitation à l'introspection : "Me suis-je déjà mal comporté avec une femme ? Ai-je déjà insisté, forcé, abusé ?" Souvent, pas toujours, mais trop souvent, la même réponse.

Pour les spectatrices, une main tendue : sois forte, ma sœur, nous avons les mêmes cicatrices, les mêmes bourreaux, mais aussi la même force de résilience, la même rage de ne plus se laisser faire, le même pouvoir de reconquérir la rue, la vie ; ensemble, solidaires, avec des alliés, car il y en a, même si on se croirait seules à force de les entendre si peu.

Pour tout le monde : une proposition de réflexion, d'ouverture au débat, des images différentes qui sortent d'une norme pas normale, une invitation à s'émouvoir devant ces femmes qui se libèrent de leurs traumatismes et reprennent possession de leurs corps et de l'espace public. La possibilité de discuter, ensemble.


Ce dialogue amorcé par Les Femmes au balcon s'est poursuivi au-delà du débat de quarante minutes qui a électrisé la salle et laissé l'équipe exsangue. Alors qu'une partie du public a quitté les lieux, des dizaines de spectateurs sont restés pour poser de nouvelles questions techniques à la chef op, parler avec Sanda et, surtout, échanger encore avec Noémie Merlant. Pendant plus d'une heure, j'ai été le témoin de ce qui ressemblait à une procession religieuse : attendant leur tour avec ferveur, des hommes seuls, des femmes de tous les âges, sont passés devant elle pour lui livrer un nouveau témoignage, une nouvelle salve de remerciements profondément émus, qui chaque fois la bouleversaient. Comme une icône que l'on vient toucher pour le miracle accompli, chaque rencontre se terminait par un geste, une photo, un conseil, une enlaçade. Et, toujours, de part et d'autre, des mercis qui venaient de loin.

D'une gentillesse, d'une empathie et d'une sensibilité rares, Noémie m'a confié avoir été frappée par la puissance de cette soirée.


Quoi que l'on en pense, un film qui provoque tout cela est un film nécessaire.

AlexandreAgnes
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Alex

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