Dans l'univers de Batman, le Joker est l'incarnation du Mal, il est une figure abstraite du chaos qui n'a ni morale, ni code d'honneur. C'est ce que représentait parfaitement le Joker dans le film de Nolan : un type qui fait le mal, sans raison, sans motif, objectif. La terreur, la douleur sont ses fins et non ses moyens. Si le Joker est le méchant le plus emblématique de l'univers de Batman, c'est parce qu'il en est le miroir : Batman c'est le Bien, celui qui défend la veuve et l'orphelin, et qui ne transgresse jamais le code d'honneur qu'il s'est imposé.
Inutile donc, de chercher un sens aux actions du Joker, d'ausculter son passé pour "comprendre", puisqu'il n'y a rien à comprendre. Dans The Dark Knight Rises, justement, le Joker donnait à chaque fois une explication différente quant à l'origine de ses fameuses cicatrices, pour qu'on ne puisse jamais se perdre dans des conjectures inutiles qui ne feraient qu'atténuer la puissance du mythe. Le Joker n'est jamais plus efficace que quant il est cette incarnation abstraite du chaos, de la terreur, du crime.
D'où le côté casse gueule d'un film qui, justement, se veut être une origin story du Joker. Visuellement, le film est magnifique. Mais le propos est malhonnête, voir franchement dégueulasse. Fondamentalement, le film accomplit que ce que beaucoup redoutait : il fait du Joker une victime, qui n'a jamais fait que réagir au mal qu'on lui a fait. Le Joker est d'abord victime de sa pathologie mentale. Si le Joker tue, si le Joker torture, si la boussole morale du Joker est déréglée, ce serait donc parce qu'il serait simplement fou! Au revoir la figure terrifiante du Joker génie du mal, terrifiant car conscient du mal qu'il inflige à des innocents ! Le Joker n'est plus qu'un vulgaire patient de l'asile d'Arkham diminué intellectuellement, incapable de ses actes, et donc de la violence qu'il inflige aux autres.
Mais, le film ayant conscience de la vanité de cette explication, il appose sur le tout un semblant de critique sociale qui se paie le luxe d'être à la fois simpliste et contradictoire. Le Joker devient malgré lui le porte étendard d'une révolte sociale qui grondait depuis longtemps une ville souffrant d'importantes coupes budgétaires. On est là face à une inversion totale des valeurs contenues dans la mythologie du Joker: le Joker n'est plus une figure abstraite du chaos, il est un produit de la société dans laquelle il vit. Certes il coupe des gorges, il abat arbitrairement ceux qu'il considère comme responsable de son mal-être, mais vous comprenez, c'est entièrement de la faute des riches et de l'élite de Gotham. Les trois golden boys dans le métro ? Abjetcs, et crypto violeurs avec ça. Bien fait pour eux, comme dit la voisine de Fleck dans l'ascenseur. Le présentateur ? Un salaud manipulateur, et un nantis qui ne sort pas de son studio, comme le dit le Joker. Wayne ? L'incarnation de ce qu'il y a de pourri et d'injuste dans la société : il ne tient pas sa parole (vis-à-vis des anciens employés de Wayne Industries) et se montre on ne peut plus mépriser avec les pauvres, décrit comme un type de toute façon abjecte et méprisant. Les parents de Bruce Wayne? Bon débarras, donc, nous dit le film de Philips!
Peut-être les ficelles étaient-elles un peu grosses. Peut-être accuserait-on, à raison, le film de légitimer la violence physique et le meurtre au nom d'une "violence sociale" évaluée arbitrairement. Du coup, le film dilue son propos de la manière la plus pataude possible, dans un discours informe sur les gens qui ne sont plus "civils", qui ne sont pas assez solidaires, qui ne sont plus assez gentils entre eux, sans jamais, bien sûr, osez s'aventurer au-delà de paroles aussi superficielles.
L'adage affirme qu'on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment. Cela pourrait parfaitement être la phrase qui résume le film de Philips, jamais honnête vis-à-vis du discours qu'il promeut. La maladie du Joker n'est finalement qu'une excuse derrière laquelle le film se réfugie lâchement lorsqu'il s'agit d'assumer son propos jusqu'au bout. Le Joker est-il donc simplement un malade mental? Mais non, vous ne comprenez pas, vous passez à côté de la critique sociale. Le Joker, traditionnelle figure du Mal, est-il donc devenu une sorte de Che Guevara avec du maquillage, qui légitime le meurtre ? Mais non enfin, on vous dit bien que c'est parce qu'il est fou et irresponsable de ses actions. Enfin un peu des deux. Enfin on ne sait pas.