Joker est un film particulier en bien des points. Particulier parce qu’il s’intéresse à la vie et la dérive humaine d’un antagoniste mythique et particulier car il sait surprendre par les questions qu’il pose et son rythme, somnolant sur la forme mais profondément riche et intense dans le fond. Alors oui, Joker pourrait être un film ennuyeux, vide et sans panache ni rebondissements tant la finalité est connue. C’est d’ailleurs ce que pourraient reprocher ceux qui s’attendaient à autre chose, loin de ce qui est en réalité ni plus ni moins qu’un purgatoire vers la démence, une dérive lente, douloureuse et inéluctable vers l’hystérie et la folie.
Phœnix n’incarne pas le Joker : il l’est.
Tel un épicentre au milieu d’une intrigue dont tout le monde connaît l’aboutissement : la création d’une personnalité démente, macabre et cynique. Famélique, chétif, faible et torturé, Phoenix incarne à la perfection un homme à l’esprit et aux mains rongées par le doute et les idées noires. Des sursauts d’une expression faciale aux rires impulsifs et non contrôlés en passant par les mouvements contorsionnistes de ce corps si faible, Phoenix signe là une interprétation éblouissante, une véritable psychologie humaine.
Joker surprend également car non, l’ennemi juré de Batman n’est pas mauvais de façon innée, de naissance. C’est l’histoire d’un homme humilié, professionnellement, socialement et jusque dans sa chair et sa sphère personnelle. L’histoire d’un homme seul, qui ne parvient pas à exister dans cette société dictée par l’individualisme et la sphère privée et où la différence n’apporte que de l’isolement et du jugement. Ce monde où l’argent dicte les lois, les mœurs et la valeur des gens. Ce monde où jouir de la difficulté des autres apporte les rires les plus vicieux, dévalorisants et blessants.
Et c’est là qu’intervient le tour de force du film. Une montée en rythme lente, poussive, pas à pas, avec une explosion très tardive. Un parcours semblable à une longue perte de la raison, et d’une chute inévitable vers l’hystérie. Personne ne naît fou mais tout le monde peut le devenir. La société ne fait que pointer du doigt ceux qui sortent de la file plutôt que les aider, plutôt qu’offrir plus qu’une écoute et aide de façade. Joker n’est aidé par personne, et handicapé par tous. La famille Wayne, famille de Batman est socialement reconnue grâce à sa réussite, mais qu’en est-il humainement ? Le film inverse les rôles, questionne, donne à penser en sortant le spectateur d’un monde manichéen Joker/Batman et parvient à créer de l’empathie, de l’affection pour Arthur Fleck, homme comme les autres qui n’a pas eu la chance de naître comme les autres et d’être traité comme les autres.
L’explosion est tardive tant le film voulait montrer autre chose, mais aussi tardive soit-elle, la dernière image du Joker est éblouissante et témoigne du pur produit fini d’un homme étranglé par la société et par son abandon affectif : un monstre... du moins aux yeux de cette société.
Mettre un sourire sur un visage est aussi facile qu’endosser un rôle de clown, mais être joyeux n’est pas une photographie à un instant T ou un rôle que l’on peut jouer, c’est un état durable. Alors quand on comprend qu’on ne sera jamais heureux, on se dit que la vie ne doit plus jamais être une tragédie, il faut que cela devienne une comédie.