Je me rends encore compte, à 32 ans, que je suis un grand naïf condescendant.
Je n'ai cessé de croire, au fil du visionnage de ce film, qu'il remettait tout le monde à sa place. Que le silence qui m'entourait était une profession de foi muette, que les personnes disséminées dans la salle devaient, comme moi, lever les yeux bien haut pour apercevoir l'écran, tant l'examen de conscience nous courbait la nuque.
Voilà pour la naïveté.
Quant à la condescendance, oui, je me suis dit qu'il serait bon de traîner des adorateurs du film vide, de l'exercice CGI et du pastiche de super héros dérobé de toute sa substance psychologique devant un film qui embrasse les fondamentaux d'un personnage complexe, pour porter à l'écran des thématiques politiques, sociales et, finalement, humaines.
Débarassons-nous vite du technique, car bien qu'incroyable, ce n'est pas ce dont j'ai envie de parler. La photographie est splendide, les rues de Gotham criantes de vérité et sordides à souhait, sans jamais en rajouter plus que nécessaire. La bande originale saute habilement des classiques New-Yorkais à des morceaux plus actuels, et délivre de saisissantes ponctuations metalliques, industrielles, installant continuellement une pression grisante. Les sons de la ville sont accentués brillamment pendant les poursuites, où tout devient agression visuelle et sonore (tant dans la première, avec les gamins, que dans la seconde avec les enquêteurs).
Le casting est irréprochable, et Phoenix capture vraiment l'essence de ce qu'est pour moi le Joker.
Il y a sans doute beaucoup plus à dire à ce sujet, mais certaines caractéristiques techniques m'ont échappé lors de ce premier visionnage. Plusieurs autres choses, dans ce film, m'ont vraiment fait plaisir.
En premier lieu, il a enterré toutes les dérives débilitantes qui ont été infligées à cet univers, en réhabilitant le personnage du Joker avec finesse. Parce que le Joker, c'est la finesse. Jeune, lorsque je regardais la série animée Batman, Bruce Wayne était le dernier personnage que j'aimais : bien que personnage complexe lui-même, tiraillé entre la justice "des riches" et la vendetta pure, haineuse, Batman m'exaspérait. Et pour cause, au même titre que Spirou dans Spirou et Fantasio, ou Tintin dans... Tintin, il était pour moi l'élément trop juste, trop manichéen, trop plein de certitudes, qui permettait à tous les autres personnages d'exploser à l'écran par contraste. J'aimais Double Face, le Pingouin, Joker, parce qu'ils étaient écrasés, ils étaient la lie de l'humanité, précisément forgée par la société. Rejetés, issus d'une vie injuste, des parias. Entourés d'autres parias.
Pour moi, tout ceci était écrit précisément pour donner ce corps, cette âme à Gotham, et cette complexité du discours : où se situe la folie ? Dans la vendetta des bas fonds, ou dans la "réforme douce", ce combat inutile car infini, mené par Batman contre les criminels au sein même d'un système qui les crée ? C'est ce qui était brillant, profond, dans cet univers.
Et pourtant, fait curieux, de film en film, tout ça a disparu. Les gens se sont mis à aimer Batman le millionnaire, le connard éloquent, le "trop juste", et à porter aux nues tous les éléments insignifiants : les gadgets, la voix virile, les costumes. Les effets spéciaux.
S'il y a eu au fil des sorties quelque sursaut intéressant pour traiter Double Face, notamment, le reste s'est figé en caricature. Joker ? La folie servie par le charisme. C'est tout. L'anarchie, peut-être. Une petite pellicule de bon jeu d'acteur à gratter, pour ne trouver qu'un mannequin scénaristique en-dessous.
Voici un joker à la hauteur de l'univers créé par le duo Kane/Finger. Un homme qui refond entièrement sa personnalité lorsqu'il s'aperçoit qu'elle a été conçue sur une psychose symptomatique d'une société malade. "Happy" est le résultat d'une illusion créée par une citoyenne de Gotham gavée aux médias dans un sursaut désespéré pour échapper à la misère sociale qui l'entoure. Et c'est précisément lorsqu'il s'aperçoit que son personnage a été construit de toutes pièces par les dérives médiatiques et politiques de la ville que le Joker s'autorise à devenir lui-même. "Je n'ai plus rien à perdre".
Le joker ne maîtrise rien dans ce film, du début à la fin. Exit les plans tous plus dingues les uns que les autres, machiavéliques, d'ordinaire prêtés aux Joker. C'est la vraie folie qui le guette, parce qu'il commence à comprendre le monde qui l'entoure. Il n'a que faire de la gronde politique autour de lui, ce qu'il veut (et qu'il partage sans trop le savoir, au début, avec ce peuple grondant) c'est qu'on ne l'enjambe plus. Il veut être vu, écouté, sinon compris. Et ce n'est qu'en renaissant de ses cendres, perché sur une voiture de flic, qu'il embrasse ces personnes qui l'ont érigé en statue vivante.
J'aime le fait qu'il n'ait pas de grands plans. Il veut se buter en public. Il veut que tout le monde se sente morveux en voyant ça. Et ce n'est que parce que cet insupportable "host" le pousse à bout qu'il explose. Il n'a encore rien maîtrisé. Sa folie est sans doute là, et c'est une vraie folie, non plus un simple rire et une teinte de cheveux cocasse. Le Joker est dans l'action, peu importent les conséquences, parce que les réformes, les changements, personne n'y croit plus (à Gotham).
Alors j'ai aimé, j'ai bien aimé qu'on nous enfonce la tête dans la crasse, qu'on nous dise "REGARDE BIEN !". Je ne comprends pas tous ces gens, autour de moi, qui m'ont parlé de violence gratuite. Ceux-là même qui se jettent sur les Avengers et compagnie. Tellement habitués à ce que les héros tapent des fonds verts, tellement heureux qu'il n'y ait plus de question à se poser sur la légitimité de la violence, sur la complexité des parcours, qu'ils ne supportent plus d'être confrontés à des éléments bien plus proches du réel qu'ils ne veulent l'admettre. J'ai tout entendu sur ce film. "C'est manichéen, c'est gratuit, je ne vais pas au cinéma pour me sentir mal après, c'est du déjà vu, ça a été fait, en mieux". Et je ne comprends pas, et puis pire, ça m'énerve.
On peut qualifier de manichéen n'importe quoi. Ici je crois que le terme est maladroitement confondu avec... Ce côté Zola ? Cette accumulation d'injustices, de fange sociale ? Tout se passe comme si aujourd'hui, parce qu'il arrive trop de crasses à un personnage, tout ça est irréel, exagéré. Dostoïevski n'aurait pas pu percer en 2019.
Oui, le film est pesant, le Joker en prend plein la gueule. Mais en quoi est-ce manichéen ? Il y a des vies bien réelles qui n'ont pas à "pâlir" (j'ose) du quotidien du personnage initial du joker... Par ailleurs, le film laisse au public le délicat choix de décider si cette folie, parfois gratuite, parfois servile, leur sied ou non. Aaaah c'est pas facile de se demander si on éprouve de la satisfaction après un triple meurtre au cinéma !
"C'est gratuit" ? Mais au contraire ! Enfin une violence psychologique et physique servant une approche, une réflexion au sein d'un film !
Tous ceux qui n'ont pas aimé Joker ne sont pas des bobos planqués, tous ceux qui regardent des films de super héros ne sont pas des larves dégoulinantes de bave, ce n'est pas mon propos. Mais j'étais si heureux d'aller voir un film ancré dans un univers fictionnel qui fasse un peu réfléchir... Que je suis tombé de haut en entendant certaines personnes s'autopersuader qu'ils ont détesté ce film à la seule fin d'éviter un examen de conscience.
Parce que voilà : en regardant Joker on s'en prend quelques unes, des tôles. Je me revois me délecter de vidéos d'Amandine du 38 et autres Bilal sans rien connaître de leur quotidien. Je m'entends juger des comportements absurdes dans le métro sans même faire un pas de côté mental pour essayer de comprendre. Je me vois jouer le jeu écrasant d'un système politique et économique qui cache de moins en moins son jeu, perdre mon empathie un peu plus chaque année, constater la politique du "diviser pour mieux régner" chaque jour un peu plus "en marche" sans moufeter... Je suis en train de politiser la critique. Ce qui me paraît inévitable, en fait. Parce que ce que Joker inocule à petite dose, c'est de la compréhension. Du personnage, du monde qui l'entoure, mais aussi de notre personnage, du monde qui nous entoure.
Mais revenons sur la naïveté ; on parle de Batman, c'est plutôt à propos. Et revenons dans la salle un instant. Une scène assez dure vient de se dérouler dans l'appartement du Joker, qui a commencé à embrasser son nouveau "lui". Une paire de ciseaux effectue quelques pointes de vitesse, tout se passe très rapidement. La scène est crue, et tendue. Arrive un plan resserré sur le visage du "nain", venu rendre visite au Joker, tétanisé par ce qu'il vient de voir. Et tout à coup, comme dans un film, scène surréaliste, la quasi-totalité du MK2 Bibliothèque se met à rire. À rire de ce nain ? De la terreur qu'il éprouve ? J'accorde le bénéfice du doute. Peut-être que la tension était trop vive, que les spectateurs ont sauté sur l'occasion pour la faire retomber.
Mais c'est la nausée qui m'a pris lorsque quelques secondes plus tard, la salle entière s'esclaffe à la vue du "nain" luttant pour ouvrir la porte à cause de sa petite taille.
Très sérieusement, j'ai été abasourdi. Je ne suis pas le dernier à me taper des tranches de rire sur des situations grotesques ou absurdes. Mais comment peut-on regarder un film qui traite avec passion précisément du sujet du rejet, du poids du regard des autres, des dérives que cela peut engendrer au-delà de la souffrance seule, et passer à ce point à côté du propos pour rire collectivement à ce moment-là ? C'est là que ma naïveté m'a sauté aux yeux. On peut faire un film accessible, patient, didactique, fort, destiné à un public certes majoritairement bercé par la pop la plus mielleuse, mais utilisant ces outils pour y apporter quelque chose, et se heurter à un mur de bêtise pure et dure. Il y avait un côté absolument désespérant dans cette scène surréaliste.
Finalement, Joker m'a rendu triste, non par son propos mais par le constat de la propension actuelle à détourner le regard de ce qui est "un peu trop dur, quand même". Mais il m'a aussi fait frissonner d'excitation. Ce film fait vibrer fort, très fort une corde sociale et politique, dans un environnement instable constamment menacé par la guerre civile. Joker, c'est une déception sociale galopante, un précipité de la finesse des gardes-fous hissés à la hâte par les puissants. Et tout ceci est véhiculé par un type qui voulait faire du stand-up pour porter haut son surnom injustement octroyé, pour être à la hauteur d'une société infanticide, entre deux fous-rires maladifs, le cœur au bord des lèvres.