Au lendemain de la Commune de Paris, en 1871, dernière grande insurrection parisienne qui est parvenue pendant un bref intervalle de temps à installer une société de démocratie directe dont certaine de nos plus grande avancées sociales portent encore la trace, le gouvernement de la répression décide de faire interdire toute évocation de cette révolte impromptue. Toute ? Pas tout à fait: il est autorisé de s'en donner à cœur joie, à condition de l’honnir suffisamment pour lui ôter toute crédibilité. L'art versaillais se met alors à fleurir, et alimentera les représentations réactionnaires, et même parfois républicaines jusqu'à nos jours: les communards sont des barbares, irrationnels, soulards, incapable de la moindre volonté de construire mais instruments du chaos le plus destructeur. La pétroleuse, femme anti-féminine, abomination de l'histoire, est brandie en repoussoir. Les ruines parisiennes laissées en l'état et le monumental Sacré-cœur sont là pour rappeler à tous les terribles pêchés de l’insurrection et implorer le repentir divin. Ce film, digne héritier de Versailles, nage dans ces clichés. Il est dans ce sens profondément réactionnaire.
En voulant montrer le monde dans toute sa crasse, et uniquement dans sa crasse, il plonge dans un nihilisme étrange. La révolte sociale qui se déclenche, sur un meurtre originel, n'a pas pour but de faire advenir un monde meilleur: elle n'est que haine, chaos, rage, irrationalité. Les pauvres n'ont d'ailleurs pas de visage, ils sont une masse informe, indistincte. Leur leader auto-proclamé, le héros du film, finit par l'énoncer très clairement: il ne fait pas de politique. Personnage troublant, contrasté, magnifiquement joué, il reste tout de même une personne profondément démente, et si sa folie destructrice est à trouver dans les conditions injustes et humiliantes dans lesquelles il a été élevé, on ne peut pas reconnaître en lui un héros révolutionnaire crédible: que penser d'une foule qui célèbre un détraqué mental, dangereux pour lui-même et pour la société, qui tue de sang-froid et sans aucune compassion ? Des Juan Branco ont voulu faire de Joker un parfait gilet jaune, il reste plus proche de la chemise brune.
Pourtant, on ne peut pas lui ôter un esprit brillant, puissant et novateur. Il est de ceux qui expriment le dégoût du monde, la laideur et l'instinct de révolte. L'atmosphère sombre de Gotham, sale, crasseuse, puante, contraste avec le visage bariolé et le rire forcé du Joker, attiré par la lumière comme un insecte, homme insignifiant dans la machine sociale, et qui finit par s'y brûler. La puissance ravageuse du rire, de la folie, de la destruction, est libérée d'un coup. Le château de cartes de l'ordre social, fondé sur le mythe Wayne, finit par s'effondrer. Assurément ce film renverse les perspectives. Une critique acerbe des puissants, qui se place du côté des sans-dents, des aliénés, des inutiles, des déclassés, qui se voient dépossédés de leurs conditions d'existence et méprisés: deux univers qui ne se parlent pas et finissent par entrer dans une guerre sans merci. Une critique du spectacle, avec le clin d’œil bien placé à Requiem for a Dream, de cet univers de la fausse conscience, du vice et de l'inhumanité devenus loi de la réussite.
Ce film est un éclair, on ne peut que reconnaitre un chef-d’œuvre. Il joue sur les oppositions, les contrastes, dans une vision profondément sombre et très bien réussie. Le nihilisme y atteint son paroxysme. On ne peut pourtant s'empêcher de voir là une vraie résurgence des clichés réactionnaires les plus néfastes, et s'en inquiéter. Les révolutions ne sont pas fondées par la haine et le dégoût, mais aussi par le rêve, l'humanité et la compassion. "On est là les travailleurs et pour un monde meilleur" comme le dit le refrain. Je pensais en voyant la bande-annonce du film y découvrir un "nihilisme joyeux", par la transfiguration du tragique de l'existence en évènement risible, d'un rire sincère et léger, propre à s'écarter des contingences du réel, formé socialement, pour mieux les dépasser et construire un monde neuf. Je n'y ai rien trouvé d'autre qu'un vrai clown triste qui exprime sa profonde morbidité par un rire malsain. Ce film excelle, mais excelle dans le mal: faisons en sorte de le dépasser et de construire un contre-récit véritablement progressiste, qui sache faire la révolution mais sans la réaction.