Ewald évolue dans un monde désenchanté. Son père, souffrant, n'est plus qu'une coquille vide, lui qui par le passé a connu la gloire éphémère de l'empire nazi. Sa copine roumaine, si charmante soit-elle, est un individu froid et égoïste, qui ne le considère que comme un objet sexuel :
un disfonctionnement érectile actera leur séparation.
Son travail, de même, est profondément aliénant : il se déplace à travers un coin perdu de Roumanie, à bord de sa Jeep, pour entretenir des machines industrielles. Au sein de ces usines, point de patron, point de syndicats, seulement les voyants qu'il faut surveiller, et les moteurs qu'il faut parfois relancer : l'ouvrier musculeux et la solidarité de classe de jadis, à la Charlie Chaplin, n'existent plus, car tout a été automatisé.
Au milieu des maisons austères et des piteux immeubles soviétiques, seul le monde innocent de l'enfance est capable d'apporter à Ewald un bonheur sincère. Les enfants ne jugent personne. Ils jouent, et acceptent n'importe qui pourvu qu'il soit bon camarade de jeu.
Ewald va offrir à un groupe de jeunes garçons paumés, pris entre leurs mères effacées et leurs pères alcooliques, écrasés par les nécéssités de la vie à la campagne, parfois réfugiés derrière l'écran de leur smartphone ou de leur télévision, le terrain de jeu idéal :
une ancienne école, rénovée, nommée Sparta, avec ce qu'il faut pour se battre, se tester, se mettre dans la peau d'un dieu grec sans que personne n'y trouve à redire.
Il pourrait y avoir des airs de fight club, le consumérisme américain en moins, et la décadence austro-hongroise en plus. La différence, c'est que la fascination d'Ewald pour les jeux enfantins se transforme en voyeurisme, dans lequel le spectateur est impliqué de force. Le réalisateur créé ainsi le malaise : que faire devant cet homme, de toute évidence attiré par les enfants, qui malgré tout suscite leur admiration et qui d'une certaine manière leur donne un espace de liberté et d'émancipation ?
En filigrane, c'est tout un imaginaire germanique, fasciste et pré-fasciste, qui est mobilisé. De Ich hatt' einen Kameraden, vieille complainte militaire célèbrant la funeste camaraderie du front au Gute Nacht de Schubert, hymne romantique par excellence déplorant la souffrance de la séparation et du déracinement, en passant par des bribes de chants nazis fredonnés dans une maison de retraite sans vie, il y a cette éternelle crise métaphysique allemande, lancinante.
À la manière des Wandervögel, ces groupes de jeunes garçons en quête de reconnexion avec la nature et d'autonomie vis-à-vis d'une société d'adultes hiérarchisée et oppressive, qui ont fleuri dans les régions germanophones à la fin du XIXe siècle avant d'être dissous dans les jeunesses hitlériennes, Sparta initie les petits villageois roumains à une nouvelle manière de vivre, de nouvelles sensibilités, un espace ou le corps est célébré, la nudité peut s'exprimer sans honte et la brutalité du monde est écartée pour un instant.
Le passage clé étant celui du meurtre du lapin devant Octavian, censé lui apprendre la virilité face à une prétendue féminisation qu'Ewald lui ferait subir, qui met en scène un père cruel et autoritaire face à un chef de bande empathique et non-violent, qu'on peut penser végétarien (les Wandervögel étant eux-même fortement liés à la Lebensreform, mouvement qui a impulsé le végétarisme et le naturisme en Allemagne). Par la suite, la fugue d'Octavian pour obtenir du réconfort auprès d'Ewald ne fait pas de doute quand au traumatisme que son père lui a fait subir et à sa volonté de vivre selon des principes de vie différents.
Que le thème de la pédérastie soit central n'a cependant rien d'un hasard, lorsqu'on connait l'histoire des Wandervögel, entâchée de scandales d'homosexualité et de pédophilie. Une des figures intellectuelles du mouvement, Hans Blüher, se fera l'apôtre de l'amour entre hommes au sein du Wandervogel, évoquant la culture sportive et pédérastique de la Grèce antique et de Sparte comme source principale d'inspiration pour le mouvement (https://taz.de/Paederasten-in-der-Jugendbewegung/!5065581/).
En creux, il y a l'exclusion des femmes, inexistantes dans cette micro-société. Hans Blüher considère les femmes comme incompatibles avec la communauté homosexuelle du Wandervogel, contraires aux aspirations héroïques des hommes qui le constitue. De même dans la société d'Ewald, lui qui a subit l'humiliation de l'impuissance face à sa copine roumaine.
D'une certaine manière, Ulrich Seidl fait revivre les mythes fondateurs de la pensée germanique du vingtième siècle et d'avant - des mythes qui, on pourrait l'argumenter, peuvent se retrouver aujourd'hui encore dans certaines pensées écologistes et alter-mondialistes. Comme dans le Midsommar d'Ari Aster, où la bucolique communauté hippie se transforme en enfer autoritaire, c'est la question du lien ambigüe entre émancipation du monde moderne, retour à la nature et fascisme - qui se manifeste par la destruction de l'autorité familiale et le recours à un chef protecteur, l'exclusion des femmes et la glorification du corps masculin, terreau de la pédérastie d'Ewald - qui est posée par ce film.
On ressortira de la séance avec l'impression d'être, comme Ewald et comme le héros du Winterreise schubertien, des voyageurs, dans un monde en quête de nouvelles frontières socio-politiques, face à la désuétude des institutions économiques et familiales actuelles - au risque de retomber dans les affres du passé.