Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?
Un film qui atteindrait la perfection dans tous les domaines artistiques… Sûrement pas. Bien sûr certains classiques tels le 2001 de Kubrick ne sont pas loin d’exceller dans tous les secteurs. Mais cette approche purement technique aurait comme conséquence immédiate que la vie des films serait limitée dans le temps en raison de l’évolution technologique du matériel de prise de vue. Pourtant en 2019, on regarde toujours avec autant de bonheur nombre d' Hitchcock alors que les effets visuels de ses longs-métrages peuvent paraître datés comme dans Les Oiseaux. Si on revoit encore et encore ce classique du film de volatiles, c’est pour la force de certaines séquences comme l’arrivée de Tippi Hedren dans la cour de l’école où le grand Hitch nous terrifie en augmentant le nombre de volatiles par le biais d’un champ-contre champ (prises de vues dans les films, qui consiste à filmer une scène sous un angle donné, puis à filmer la même scène sous un angle opposé). Pourquoi donc cette scène parmi les plus mémorables du cinéma fonctionne-t-elle toujours ? La réponse est toute simple. Cette scène nous implique émotionnellement. Nous craignons pour la vie des enfants alors que les oiseaux sont toujours plus nombreux. Selon moi (peut-être que ma propre subjectivité me trompe), un chef-d’œuvre est un film ou la technique et l’histoire s'imbriquent et impliquent le public. Dans le cas du Joker, ce long-métrage est un uppercut émotionnel qui vous hantera longtemps après la séance.
À la manière du grunge en musique qui avait réussi à nous débarrasser des horribles claviers made in 80 pour revenir à un rock dénué de tout artifice grâce au groupe Nirvana. Joker apparaît dans un paysage cinématographique où Disney a imposé un cinéma de divertissement abusant des effets numériques avec une imagerie à la limite du cinéma d’animation et des scénarios privilégiant le second degré. Dans le cas du Joker, le film revient à l’essence du 7ème art en s’inspirant du cinéma contestataire des années 70 avec un ton plus mature et une mise en scène beaucoup plus posée que dans le cinéma d’action contemporain. Certains grincheux argueront que le film n’invente rien. En effet, Alan Moore avait déjà proposé une version réaliste en BD du personnage du Joker avec Souriez. De la même façon, le concept d' "Origin Story" (une histoire qui révèle comme est né l’antagonisme entre deux héros de comics de superhéros) a déjà été traité magnifiquement par Shyamalan au cinéma dans Incassable. Non la grande force du film est surtout de nous rappeler qu’il existe un autre type de cinéma populaire en dehors des superproductions Marvel qui sont devenues la seule norme en matière de cinéma de divertissement. Joker c’est avant tout un retour à un cinéma où les plans sont cadrés et réfléchis et qui ne fourmillent pas d’inutiles effets spéciaux numériques. C’est un film qui s’intéresse à notre conscience et qui n’est pas juste un objet marketing bardé de stimulus visuels pour tester le nouveau téléviseur 4K. C’est pourquoi Todd Phillips a décidé d’utiliser l’ancien logo de la Warner pour son générique. Ce logo cristallise une époque dorée où la Warner, studio historiquement spécialisé dans les films noirs, prenait des risques et laissait une plus grande liberté aux réalisateurs. Par ce biais, le réalisateur milite pour que les majors reviennent à un modèle ou l’artistique n’était pas phagocyté par les desiderata des services marketing. Dans le même ordre d’idée, le choix de De Niro dans un rôle qui rappelle La Valse des pantins est une déclaration d’amour au cinéma de Scorsese et à la carrière d’un acteur prodigieux que les studios ont fini par mettre de côté.
Avec le Joker, on se rend compte que ce n’est pas toujours l’approche réaliste presque documentaire des frères Dardenne et consorts qui est forcément la plus révélatrice des désordres de ce monde. Ainsi, derrière les cheveux gominés verts et l’accoutrement de clown de son protagoniste principal, le film montre notre responsabilité quant à la violence grandissante dans notre société. Chez Nolan, le personnage du joker symbolisait le chaos, mais sans vraiment proposer un sous-texte social. Pour sa part, le Joker de Phillips montre comment la souffrance des plus faibles se transforme petit à petit en haine. La folie n’est ici que le résultat du mépris des puissants. Pour porter un tel message, il fallait encore un acteur pour cristalliser les désordres de cette société malade. Si ce long-métrage est une telle réussite, c’est que Todd Phillips a pu compter sur un comédien d’exception avec Joaquin Phoenix. Transfiguré, il est le meilleur effet spécial du monde. Sa prestation unique mérite tout simplement un Oscar et restera dans les annales de l’histoire du cinéma. Phoenix est un grand acteur et sa confrontation avec De Niro prend tout son sens, il est un acteur de la trempe des plus grands.
Bouleversant, passionnant, fascinant. Joker est à voir absolument. Une oeuvre unique qui montre que le cinéma hollywoodien peut encore produire des chefs-d’oeuvre comme à la grande époque du Nouvel Hollywood dans les années 70. Indispensable tout simplement !
Mad Will
Retrouvez la critique originale sur le site Chacun Cherche Son Film.fr :
https://www.senscritique.com/film/1917/critique/211058893