1981, à Gotham City, un clown se scrute dans la glace. Pendant que la radio diffuse les dernières nouvelles sur la grève des éboueurs qui empeste la ville, Arthur Fleck tire sur ses zygomatiques avec les doigts pour se forcer à sourire, avant de renoncer, le visage défait. Le film va nous montrer pas à pas l’accès au mal, au meurtre, au chaos, nous mettre en somme devant les yeux comment un malade mental devient un meurtrier, ou comment un anonyme devient le plus iconique des supers-vilains : le Joker.
Arthur se bat dans un monde qui oscille entre indifférence, humiliation et hyper-violence. Il a des crises de rire incontrôlées et plus que gênantes dans les transports en commun, il se fait tabasser gratuitement par des gamins et vit toujours chez sa mère ; sa pauvre paye ne lui permet pas de faire autrement. Et il semble que dans sa vie, il n’y ait qu’elle. Célibataire sans enfant, il représente le looser d’une Amérique détruite.
Un soir où Arthur vient d’être renvoyé de son job minable, il est pris à parti par trois types, représentant pour le coup les gagnants de la décennie reaganienne : par légitime défense il en abat deux, et finti le troisième qui tentait de s’échapper. Et ce triple meurtre, chez lui, loin d’être une chute, est une véritable naissance. Parallèlement à ces événement vont se développer chez lui des rêves de grandeur pour échapper à sa condition : devenir un stand-upper riche et célèbre, et surtout, passer à l’émission de télé Live with Murray Franklin (au delà de la référence à la Valse des Pantins, on peut rapprocher cette drogue de la célébrité du personnage joué par Ellen Burstyn dans Requiem for a Dream, qui finira torturée aux électrochocs en hôpital psychiatrique).
Qu’il existe encore des expériences communes de cinéma est assez rassurant, dans une époque où chacun va piocher dans son congélateur Netflix des films et des séries en barquettes. Que ce soit Joker qui sauve la peau de DC pourrait par contre paraître pratiquement comme une anomalie dans le système - le film a rapporté plus de vingt fois son budget. Le plus étonnant est le CV du réalisateur, auteur de comédies régressives comme Retour à la fac et la trilogie des Very Bad Trip, pas un manchot donc mais pas non plus un grand maître de blockbusters d’auteur aux teintes crépusculaires.
Les américains ont l’art du storytelling. Dans une mise en scène blafarde, s’attachant au corps amaigri de Joaquin Phœnix qui livre une nouvelle performance habitée, Phillips montre une seule chose : c’est bien la violence de la société américaine qui accouche du Joker. Le masque devient le signe de reconnaissance des ultras-pauvres contre les ultras-riches, et le sourire ensanglanté du clown représentant tous les autres à la fin du film en est la plus forte représentation. Et les riches de demander : pourquoi ces voitures brûlées, ces magasins dévastés, ce chaos total et arbitraire ? Et les pauvres de répondre : « You wouldn’t get it. »