Attention, spoilers
Joker avait été encensé pour sa capacité à sortir de quelque chose de frais dans un cinéma sous licence qui tourne en rond, un parti pris original qui se retrouvait dans la genèse même de l’idée de Todd Phillips de créer un personnage nouveau qu’il avait fallu rattacher à l’univers DC pour l’unique raison d’attirer le public en salle. Ce n’est donc pas surprenant de voir cette suite continuer à faire un pied de nez au formatage super-héroïque, mais ça l’est plus de contempler un tel froid dans l’accueil qui lui est réservé. L’audience aurait-elle oublié ce qui faisait la réussite du premier film? Folie à Deux pourrait définitivement se passer de la figure de Joker pour exister, et on sent le tiraillement de Phillips entre l’histoire qu’il souhaite raconter et les attendus de consommateurs amnésiques, allant jusqu’à ouvertement faire des concessions à contre-coeur : “Let’s get the public what they want”, ou comment donner quelques miettes d’action, hallucinées, pour mieux subvertir les attendus du genre super-héroïque auquel le film n’a de toute évidence aucun envie de souscrire.
Après une introduction cartoonesque captivante, réalisée par notre trop rare Sylvain Chomet (Les Triplettes de Belleville, L’Illusioniste) et qui résume autant l'œuvre précédente que celle à venir, Phillips nous plonge dans la morosité d’Arkham où Arthur Fleck trouve une lueur d’espoir en la personne de Lee. L’occasion pour le condamné de s’offrir une porte de sortie en tombant de plain-pied dans la folie.
Sauf que Fleck n’est pas Joker.
Et à partir de là, tout s’explique. La comédie musicale aurait été parfaite pour explorer la longue déliquescence mentale de notre protagoniste, permettant toutes les extravagances du fantasme, ouvrant la porte à tous les débordement stylistiques, toutes les exubérances excusées par ces apartés hors du récit qui ont normalement pour vocation d’exprimer ce que ne peuvent faire des échanges plus réalistes. Mais dès les premiers morceaux chantés, on voit que les écarts sont timorés, incapables de dépasser les quelques touches de couleur et de lumière, alors que Phoenix (performer crédible dans Walk the Line) et Lady Gaga (à contre-emploi total, ayant du prendre des cours pour désapprendre le déploiement vocal qui lui est inhérent) chantent à peine. La comédie musicale ne peut être aboutie car Fleck ne peut pas sombrer dans une folie qui n'est pas là.
Arthur est certes malade, mais il est responsable de ses actes. L’emballage médiatique autour de son procès, et l’idylle factice qu’il entretient avec Lee, basée sur une idée plutôt que sur une personne, le pousse à tenter l’échappatoire de la folie, mais sans conviction aucune, à contre-courant de ce que lui sait vrai. A contre-courant de ce que le spectateur pense voir dans le film : il n’est pas le Joker, et Folie à Deux n’est pas une origin story. Tout n’est que tromperie, Fleck joue un rôle mensonger qu’on lui a attribué, que ce soit le Gotham du film ou les spectateurs du réel. On nous fait miroiter le mythe d’un personnage quasi-centenaire, mais celui-ci n’existe pas dans le récit qui choisit dans un ultime pied de nez de refuser de plier face aux exigences, préférant s’ancrer dans un réalisme moribond traitant des affections mentales de son personnage.
Le Joker n’existe in fine que dans l’image que l’on se fait de lui, et n’intéresse pas Phillips. Tout juste lui accorde-t-il une possible genèse dans un passage de relais conclusif qui semble vouloir dire que l’idée même de cet agent du chaos connu de tous ne mérite pas justification. Alors Folie à Deux est un drame qui emprunte au film carcéral et au film de procès, embrassant tout juste la comédie musicale pour mieux détourner ses codes. Un pas de côté logique, dans la continuité du premier film. Et si le four critique et publique qui accompagne sa sortie peut sans doute s’expliquer par un changement de paradigme depuis 2019, il témoigne avant tout d’une incapacité de l’audience à accepter un parti-pris au détriment de ses attendus. Un exercice audacieux qui se plante sans grande surprise, et qui n’est pas sans rappeler Matrix Ressurections dans son envie de faire un doigt à la machine Hollywoodienne, mais en plus digeste ici car dénué de cynisme, et formellement plus maîtrisé.