"En passant par la Lorraine, avec mes (gros) sabots..."

[Critique à lire après avoir vu le film]

Comment traiter de l'extrême-droite sans tomber dans les bons sentiments ? Voilà un enjeu de taille. Ce ne sont pas Delphine et Muriel Coulin, hélas, qui apporteront la réponse. S'ajoute à ce premier gros défaut un second : leur film est très démonstratif. Et donc peu fécond.

Premier réflexe, pour parler de l'extrême-droite, ancrer son film dans la France profonde. Ça tombe bien, c'est tendance : après le Jura de Vingt Dieux, les Vosges de Leurs enfants après eux, voici la Lorraine de Jouer avec le feu. A quand les Ardennes, puisqu'on remonte la métropole sur son versant est ? L'avantage de l'Est, c'est que c'est touché par la désindustrialisation : on pourra ainsi filmer des usines en décrépitude.

Car le premier moteur de l'extrême-droite, c'est le sentiment d'abandon des populations. Heureusement, il reste la bonne vieille Sncf où l'on sait encore se montrer solidaires, en organisant des pots de retraites pour les copains et en se retrouvant le week-end. On se bat encore, en collant des affiches, si l'on est un gros moustachu. La jeunesse ? Elle est vouée à devenir métallo et le vit mal, surtout si le petit frère réussit ses études au point d'être pris à la Sorbonne. Pourtant, un soudeur, vu la pénurie, est bien mieux payé qu'un chercheur en sciences sociales et même peut-être qu'un agrégé, mais ça, ce n'est pas le genre de choses que nous apprendra le film des sœurs Coulin, bien trop occupées à enfoncer des portes ouvertes. Qu'est-ce qui reste à ces pauvres gens ? Le foot, bien sûr ! Et la haine des immigrés, même s'ils n'en voient que peu la couleur.

Voilà pour le contexte social, misérabiliste à souhait. Mais ce qui pousse à rejoindre les "fachos", c'est aussi forcément un drame intime. Fus, l'anti-héros, aura donc perdu sa mère, ce qui laisse une blessure toujours à vif, au point d'agresser son père qui a eu le malheur de l'évoquer. Pour dramatiser plus encore le choix du fils aîné, les sœurs Coulin nous proposent plusieurs vignettes montrant l'amour qui unit cette famille : parties de foot dans le jardin, moments de liesse dans les gradins du stade de foot si l'équipe locale inscrit un but, repas joyeux où l'on se chambre avec tendresse, bisous dans les cheveux pour se dire bonjour. Tout cela dégouline de bons sentiments.

Les deux acteurs incarnant les frères, Benjamin Voisin et Stefan Crepon, ne sont pas en cause : proches amis dans la vie, ils livrent une composition convaincante. Le problème, c'est le père, confié à Vincent Lindon. Delphine et Muriel Coulin ont déclaré avoir “envie de glisser des choses de l’acteur qu’on ne voit pas souvent au cinéma, de le voir sourire ou rire, de le montrer un peu plus fragile, plus démuni et plus sensible dans la sphère intime". C'est une blague ? Ont-elles visionné la filmographie de l'acteur ? Car ce vieux syndicaliste désabusé mais toujours en colère est à peu près tel quel celui que donnait à voir En guerre de Stéphane Brizé. Le papa-bourru-au cœur-tendre-désemparé-face-à-sa-progéniture, c'est peu ou prou celui de Titane de Vanessa Ducournau et d'Un monde nouveau, de Brizé encore. Des rôles suffisamment marquants pour donner une impression de déjà vu. Quant à la fragilité, c'est carrément le fond de commerce de cet acteur. Vincent Lindon a un vrai talent, c'est entendu, le Gabin d'aujourd'hui dit-on parfois, mais il endosse avec un peu trop d'auto-complaisance le costume du combattant au grand cœur pour de justes causes. On le préfère à contre-emploi, comme dans le singulier Pater d'Alain Cavalier.

Résultat, Jouer avec le feu y va à la truelle sur Pierre, le papa poule déboussolé. On le voit réveiller son garçon (qui n'a pas de téléphone pour être autonome, ce grand nounours ?), l'emmener au match de foot, lui apprendre à danser le rock (dans une scène frisant le ridicule), s'inquiéter quand il le découvre en sang comme si son pronostic vital était engagé (on voit bien que ce n'est pas le cas), le soigner lorsqu'il se retrouve en convalescence. "J'ai honte" lance Fus qui reçoit la becquée. "Honte de quoi ?... Je suis ton père quand même". Voilà le genre de réplique qui vous plombe un film.

Même chose avec Louis, lorsque Fus se sera fait incarcérer pour meurtre. Il est prêt à abandonner ses études à la Sorbonne pour pouvoir rendre visite à son frangin chéri. Papa lui explique qu'il ne va quand même pas gâcher sa vie, ça suffit d'un dans la famille (et lui, il a fini la sienne). Ce à quoi Louis rétorque "mais c'est mon frère !". Double dose.

Tout aussi fines sont les engueulades entre Fus et son père. "C'est ça qu'on vous a transmis ?" s'étonne Pierre, découvrant avec stupeur que les enfants, parfois, se construisent en opposition à leurs parents. Là aussi, sensation de déjà vu : dans Chez nous, Lucas Belvaux montrait le vieux gaucho Patrick Descamps s'émouvant que sa fille Emilie Dequenne s'engage aux côtés du Front National.

Puisqu'il fallait montrer que tout bon facho qui se respecte est aussi anti-intellos, les deux cinéastes ont eu l'idée d'en convoquer un, joué par Edouard Sulpice (qui ressemble étonnamment à Louis). Voilà qui permet de mettre en scène l'agressivité de Fus à son égard, réprimé par un papa attentif à la paix sociale, mais qui finira par reconnaître que c'était une erreur de l'inviter et que oui, ce gars c'est monsieur-je-sais-tout. Comme tout étudiant à Science-po, vous l'aurez compris.

Mais l'apothéose c'est la confession du papa au tribunal. En substance : "J'ai vu qu'il tournait mal mais je n'ai pas su l'en empêcher, finalement c'est peut-être moi qui l'ai tué ce gamin". La présidente lui rappelle que ce n'est pas lui qui a porté les coups, eh oui, nous en sommes là. Le pire est encore à venir, avec le couplet moralisateur sur "défendre son identité, ce n'est pas haïr ceux qui sont différents de soi" et "quand on commence à dire 'nous' et 'eux', ça finit forcément en drame". Personne au tribunal pour lui rappeler que ce n'est pas vraiment le sujet ni le lieu ? Non, pour le malheur du spectateur accablé. D'autant que la mise en scène en rajoute : comment est filmé cette tirade tire-larmes ? En très gros plan, sur un Vincent Lindon à l’œil humide d'émotion. De la très mauvaise eau.

On l'aura compris, le sujet principal c'est le drame d'un père qui ne sait plus communiquer avec son fils, comme le montre, de nouveau de manière explicite, le dialogue final à la prison. Une question ardue en effet : tout père ayant échappé à ce type de dilemme pourra remercier le ciel de son sort en sortant de la salle. Dommage qu'elle soit traitée à ce point à la truelle...

L'autre sujet, c'était "comment un jeune bascule du côté rance de l'engagement politique". Ce sujet-là n'est que survolé, à coups de poncifs : des cranes rasés, des séquences de danse masculiniste ou de lutte sauvages, de la fraternité surexcitée dans les tribunes du stade, des commentaires haineux sur les réseaux sociaux. Pour ne pas paraître trop impartiales, les sœurs Coulin montrent que ces gens peuvent s'avérer serviables, en dégotant à Louis un appartement à Paris. Fus, d'ailleurs, est un gentil garçon : la preuve, il va ôter les chaussures de son père qui s'était endormi sans les enlever, et il sait faire taire sa jalousie vis-à-vis de son frère pour l'inciter à poursuivre à Paris, quel qu'en soit le coût. Grosses ficelles à tous les étages.

Comment tout cela est-il réalisé ? On se montrera un peu moins sévère de ce point de vue car le film comporte quelques beaux moments : celui au stade, immersif à souhait ; celui du corps-à-corps dans une cage au milieu de supporters surexcités (même si je n'ai jamais pu croire que Fus, se sachant observé par son père, puisse exprimer ainsi toute sa hargne) ; celui où Fus est surpris par son père, casque de soudeur sur la tête, en train de scier une barre dont il s'apprête à faire un funeste usage. Quelques beaux plans, dans l'obscurité de la maison, notamment celui des deux chambres captées ensemble façon split screen, Fus et Louis apparaissant en ombre après s'être engueulés. Lui succède un plan au bistrot qui fonctionne en miroir par rapport au précédent, Lindon étant au centre dans un bistrot devant sa chope de bière. Très joli, mais trop rare. Lorsque la prise de vue n'est pas banale, elle fait dans le tape-à-l’œil gratuit : ainsi de la voiture qui rentre à la maison captée à ras du sol depuis la cage de foot du jardin, ou du plan de Lindon à l'hôtel multiplié par les reflets des miroirs de la chambre. Joli pour faire joli. Quant aux flammes sur le casque de soudeur de Fus et les images de Lindon traînant un fumigène rouge le long des voies ferrées, elles participent du surlignage que nous inflige le film avec une cruelle constance.

* * *

Bien peu à sauver de cette ode très gnangnan à la tolérance - souvenir que ne m'avait pas laissé le roman Ce qu'il faut de nuit, dont ce film est l'adaptation. En jouant avec le feu, les sœurs Coulin se sont brûlées les ailes, faute d'ambition tant sur la forme que sur le fond. Sur l'incommunicabilité père-fils, voyez plutôt L'incompris de Luigi Comencini. Et sur la conversion de la jeunesse à l'extrême-droite, préférez le bien plus singulier et subtil La cravate, de Mathias Théry et Étienne Chaillou.

https://www.senscritique.com/film/la_cravate/critique/311608447

5,5

Jduvi
5
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le 5 févr. 2025

Modifiée

le 5 févr. 2025

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Jduvi

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