Il existe une ressemblance étroite entre une oeuvre d’art et un être humain : tous les deux ont une âme.
Quiconque a vu mes films (les bons) saura quelle importance j’attache au visage de l’homme. C’est une terre qu’on n’est jamais las d’explorer.
Il n’y a pas de plus noble expérience que d’enregistrer l’expression d’un visage sensible à la mystérieuse force de l’inspiration, de le voir s’animer de l’intérieur et se charger de poésie.
Et ces visages, dès les premières scènes, Dreyer les filme au plus près, jusqu’au grain intime, engloutissant l’écran, cristallisant une émotion, nous immergeant d’emblée dans l’ambiance envoûtante qu’il crée, éclairant le visage d’Anne, pour la rendre tour à tour diaphane et fragile sous sa cornette noire se détachant sur le grand col blanc, tel un “Rembrandt vivant’' à la fascination duquel on ne peut échapper.
XVIIè siècle dans l’austère Danemark, Absalon, vieux pasteur d’une petite ville, sous couvert d’accomplir une belle action : recueillir une toute jeune fille, a épousé sa protégée, faisant d’Anne la très jeune belle-mère de Martin, né d’un premier mariage.
D’abord docile sous la férule d’une belle-mère acariâtre et tyrannique qui ne voit que par son fils, la jeune épouse au regard intense s’ennuie dans cette maison triste au rythme immuable, face à ces êtres rigoristes et d’un autre âge, devant taire ses désirs, ses pulsions, cette vie bouillonnante qu’elle sent sourdre en elle et que reflètent si bien ses yeux, filmés en gros plan, la lumière soulignant son ovale pur, encadré par la coiffe sombre.
L’arrivée inopinée d’une paysanne traquée, va libérer chez la jeune femme tout un flot d’émotions contenues, exacerbées par l’attitude inflexible du pasteur, Anne ignorant qu’il avait jadis épargné sa mère, accusée elle aussi de sorcellerie.
Cette fois, Absalon envoie au bûcher, sans états d’âme, la vieille Marte mise à la question, coupable de s’être livrée à la magie noire, et qui crie son innocence à la face de ses juges, en maudissant le pasteur.
Son regard perdu et désespéré implore une clémence qu’elle sait lui être refusée : la caméra de Dreyer, telle la palette du peintre, concentre toute la souffrance du personnage en un plan hypnotique sur ce visage torturé.
C’est à ce moment-là que Martin revient vivre avec son père, retrouvant la maison familiale.
Le jeune homme, par sa douceur et son innocence, va cristalliser sur sa personne tout le désir d’amour refoulé d’une jeune femme à qui on a volé sa vie : convoitée et possédée par un homme de Dieu qui l’a utilisée comme monnaie d’échange au prix d’un odieux chantage.
Et c’est la rencontre : le regard que les deux jeunes gens échangent, sensualité féminine d’un côté, admiration muette de l’autre, fascination réciproque, annonciatrice d’une union amoureuse spirituelle et charnelle.
Là encore, jeux de lumière et cadrage, suggèrent l’évolution qui va se faire jour au fil du temps : on devine peu à peu chez la jeune femme un teint moins pâle, sa coiffe tombe, révélant ses cheveux blonds dénoués, Anne perd en fragilité et innocence ce qu’elle gagne en confiance, et outre le rejet d’une vie qu’elle a toujours subie, l’arrivée du plaisir fait d’elle une femme, plus forte et plus assurée.
Dans sa quête de pureté et de profondeur, Dreyer donne à voir plus qu’à entendre, et point n’est besoin de grands discours entre les êtres, la peinture des visages et celle de la nature y supplée : des mains qui se rejoignent, des regards qui se cherchent, le baiser qu’ils se donnent dans la barque amarrée oscillant au gré du vent, chaque plan est un véritable tableau de maître que sublime le N & B, non seulement par l’éclairage mais aussi par le placement des personnages, une perfection esthétique qui ne laisse pas d’émerveiller.
Anne, Lisbeth Movin, transcendée par le regard du réalisateur, confère à son jeu une sensualité qui fait d’elle une Eve tentatrice au Paradis perdu, lors de cette promenade dans les bois, en pleine nature, où les deux amants comprennent “ qu’il n’est pas d’autre jardin pour l’Homme que celui qui fleurit à la rencontre de deux êtres, deux chairs, deux âmes”.
Mais la nouvelle Eve, tout à sa joie d’aimer et d’être aimée, ose afficher son bonheur, prenant presque un malin plaisir à révéler sa faute à l’époux anéanti qui ne survivra pas à cet aveu.
Ecrasée par une société formaliste et intolérante, Anne trouve le courage, dans son amour, de s’opposer à son impitoyable belle-mère et surtout à cette religion hypocrite, qui semble dire: “Ecoute ton coeur mais ne le laisse pas parler”.
Hymne à la vie, Jour de colère est aussi une ode à la femme, celle qui affirme ses propres choix face à des hommes veules qui ne savent pas aimer, ne parlant qu’en termes de péché : tel père, tel fils, Martin se révèlera aussi bigot que son père, renonçant à son amour.
Anne, tout de blanc vêtue, s’offre ainsi en sacrifice, se déclarant sorcière : toute femme, après tout, n’est-elle pas une sorcière dès lors qu’elle n’entre pas dans le rang?
Cinéaste obsédé de perfection visionnaire, Dreyer nous offre, dans Jour de colère, un authentique chef-d’oeuvre : par le miroir des visages, il se fraie un chemin vers l’âme humaine, en explorant les moindres tressaillements, édifiant de véritables tableaux d’une très grande beauté formelle dans des décors épurés et des éclairages qui entre ombre et lumière semblent colorer le Noir & Blanc, lui donnant cette admirable expressivité qui est souvent l’apanage des muets.