[Critique à lire après avoir vu le film]

Hasard de l'enchaînement des films : je viens de voir successivement Les graines du figuier sauvage, de l'Iranien Rasoulof, All we imagine as light, de l'Indienne Kapadia, je glisse à présent dans mon lecteur DVD Joyland, du Pakistanais Sadiq. Le point commun des trois films n'est pas seulement la région du monde dont ils sont issus. C'est aussi le sujet - l'oppression du système patriarcal abordé de manière métaphorique sous l'angle de la cellule familiale - et la focalisation sur une poignée de personnages. Quatre pour le film iranien, deux pour le film indien (après une hésitation entre deux et trois), trois ici. D'une façon très équilibrée : un homme, une femme, un trans. Chacun-e contrarié-e dans ses désirs. Une façon pour Saim Sadiq d'interroger les notions de masculin et de féminin.

L'homme c'est Haider. Un homosexuel refoulé, comme il se doit dans une société pakistanaise où l'inversion est vue comme une grave perversion. Le personnage est inspiré, comme souvent pour les premiers films, par les souvenirs du réalisateur, sinon gay du moins probablement efféminé. Le début plante le décor : il joue au fantôme avec les enfants, ne parvient pas à égorger une chèvre et officie dans son couple comme homme au foyer, inégalable dans sa recette de lentilles. L'ascendant de son père Rana, figure classique du patriarcat, ne quitte jamais Haider : il réagit face à lui comme un petit garçon. Il lui cache sa fonction réelle de danseur, par la suite sa liaison clandestine, se résout à avoir des rapports sexuels avec sa femme puisque son père attend de lui qu'il lui donne enfin un héritier...

D'emblée, avec ses trois personnages masculins, Sadiq affirme une appréciable complexité. Saleem, le frère de Haider, modèle de virilité, ne parvient à faire que des filles ! Le patriarche intransigeant est cloué au sol par un fauteuil et dépendant d'autrui pour ses besoins. Quant à Haider, il est incarné par un acteur plutôt viril, ne serait-ce que par sa pilosité.

Toujours est-il que, au sein d'une société traditionnelle où l'homme doit se montrer rude, le sensible Haider est maltraité : sa belle soeur qui vient de perdre les eaux lui donne des ordres, son frère lui tombe dessus à la maternité, son père le considère comme un raté, l'enjoignant de subvenir aux besoins de son foyer. Selon les codes du patriarcat, Haider a tout faux : il est à la fois celui qui se refuse à ôter la vie et celui qui ne sait pas la donner. Le montage alterné entre la chèvre qu'on égorge et l'accouchement est signifiant (certains, comme le site critikat, diront sur-signifiant).

La collectivité, réunissant classiquement le père, ses deux fils, leurs épouses et leurs enfants, est oppressante : Haider et sa femme Mumtaz sont, par exemple, contraints d'accueillir dans leur lit l'une de leurs nièces. Pas facile de fabriquer un bébé dans ces conditions. D'ailleurs, alors que Mumtaz le sollicite, Haider trouve en ladite nièce une échappatoire providentielle : "on la réveillerait".

Si Haider est objet de mépris, il aggrave son cas avec le couple qu'il forme avec Mumtaz, carrément subversif. C'est Mumtaz qui ramène l'argent du foyer, s'épanouissant dans son job d'esthéticienne, au contraire de sa belle soeur Nucci qui a renoncé à son métier de décoratrice d'intérieur. (A quoi bon décorer les maisons des autres quand on peut mettre son talent au service de la sienne, a argumenté son mari ? Voilà qui dit tout du patriarcat musulman, qui entend garder jalousement pour soi tout ce que la femme peut donner. Et le pire, c'est bien sûr le consentement de celle-ci : "pas faux", admet Nucci.) Une telle situation ne peut pas durer : le pater familias décrète que si Haider travaille, Nucci doit être épaulée par Mumtaz. Haider l'appuie, rompant un pacte qu'on ne découvrira qu'à la fin : avant d'accepter de l'épouser, le jeune homme, à l'encontre des règles traditionnelles, était venu trouver Mumtaz pour lui demander son accord. Mumtaz l'avait donné, à condition qu'elle puisse travailler. (La scène est très émouvante, Mumtaz commençant par étayer son accord par un inattendu "d'abord, vous êtes beau".) Ce basculement est celui qui entraînera Mumtaz, inexorablement, vers le suicide.

Mais revenons à Haider. Humilié par sa première tentative sur scène, il va pourtant persévérer. Pourquoi ? A cause du coup de coeur qu'il ressent pour Biba. La découverte qu'il s'agit d'un trans ne va évidemment rien changer, étant donnée les pulsions refoulées de notre homme. Mais il y a méprise : comme Haider, Biba a un tropisme pour le féminin, mais elle n'est pas un homosexuel, elle veut devenir femme. Lorsqu'elle parlera de poursuivre sa conversion, Haider n'en verra pas l'intérêt, et pour cause : elle est déjà bien assez féminine comme ça à son goût ! C’est plutôt l’homme qui, en elle, l’attire. L'ambiguïté de sa relation avec le transsexuel éclatera lors d'une scène d'amour : Haider se tourne à plusieurs reprises pour être pris par derrière. Le geste est insupportable pour Biba, ainsi ramenée à la condition masculine qu'elle veut quitter. Elle le mettra à la porte, en lançant un "dégage, tapette" qui montre, s'il était besoin, que nulle solidarité n'existe entre les catégories ostracisées.

Ostracisée, pas tant que cela : la transidentité de Biba ne semble pas choquer les protagonistes du film, même si une scène montre la troupe de danseurs titillant Haider pour savoir ce qu'elle a dans le pantalon. On avait la même séquence dans Girl de Lukas Dhont, à la thématique proche. On pourra s'étonner de cette relative bienveillance. Sadiq explique dans le bonus du DVD qu'en effet, de façon un peu contre-intuitive, le pays est plutôt avancé sur cette question, faisant partie des dix-neuf pays reconnaissant la catégorie "trans".

S'agissant de Biba, notons là aussi la complexité du personnage : elle a une attitude virile, menant à la baguette une troupe de danseurs. Elle s'impose avec intrépidité, face à une rivale qui n'entend pas lui céder plus que le moment d'entracte où elle est reléguée. Face à Haider, elle joue le rôle traditionnel de l'homme, celui qui prend l'initiative et fixe les règles du jeu. C’est sans doute cela qui séduit notre héros : Biba a en elle l’apparence d’une femme, aux formes affirmées, permettant à Haider en apparence d’agir conformément à l’orthodoxie, mais elle est dans son comportement, en profondeur, un homme.

Le même mélange de genres est à l'oeuvre avec le personnage de Mumtaz, au physique plus masculin que sa belle soeur Nucci. Haider est ainsi partagé entre deux femmes que réunissent leurs grains de beauté (pas situés au même endroit, précise, aguicheuse, Biba) : Mumtaz est une femme peu portée sur les codes traditionnelles de la féminité (une alliance d’efficacité au foyer et de coquetterie, telle Nucci), Biba est une trans au contraire sophistiquée mais qui conserve une attitude virile. Au milieu, un homme viril, intérieurement féminin ! A travers ses personnages, Sadiq interroge constamment les notions de masculinité et de féminité, sans pour autant en décréter l'invalidité, comme tant de mouvements néoféministes d'aujourd'hui. Brillant

Avec Mumtaz, la relation est de l'ordre de la complicité : tous deux partagent une même vision du couple, moderne, en rupture avec le schéma traditionnel. Avec Biba, c'est la passion charnelle - qui trouvera donc ses limites -, annoncée par un geste signifiant lorsqu'elle entraîne Haider à danser : elle lui demande d'enlever son tee-shirt.

De son côté, Mumtaz n'est pas sans désirs. Frustrée par la froideur de son homme, elle se masturbe sur un bout de table en regardant un homme dans la rue faire de même. C’est aussi, avec cette scène, son sentiment de solitude qui est dit. Certes, il y a Nucci. Le soutien de sa belle soeur s'exprime notamment dans une jolie scène où toutes deux ont pris place sur la nacelle d'un manège de Joyland : "mon Dieu, pardonne-moi mes péchés !" hurle Nucci alors que l'adrénaline monte ! Ce soutien ne suffira pourtant pas à sauver Mumtaz de sa mélancolie. Elle voudrait fuir, lance-t-elle à sa belle soeur qui en reste coite longuement. "Je plaisante" finit-elle par lâcher. Ne parvenant pas à prendre le train, c'est un breuvage qu'elle prendra, assise sur la cuvette des chiottes, sans chercher à se cacher d'un Haider qui, tout à son chagrin d’avoir été jeté par Biba, ne verra rien. La scène est magnifique : Mumtaz, en rouge vif sur fond vert, lançant à son mari "je te rejoins", alors que la caméra recule lentement, laissant une porte entrouverte longuement exprimer ce qu'il se passe (ce n'est pas la moindre des qualités de Saim Sadiq que de s'autoriser la durée sur les moments forts de son film). Lui succèdent des plans en surplomb des différentes lits de la communauté, concluant par Haider tout seul sur le sien.

Cette issue était annoncée : lors des 70 bougies du patriarche, Mumtaz, enceinte d'un garçon enfin, lance qu'elle a envie de jouer avec les enfants. On s'attend à un accident, d'autant que le grand-père venait de déclarer qu'une voyante lui avait affirmé qu'il n'aurait jamais de fils... Mine inquiète de l'entourage, mais non, pas d'accident. Dans la scène suivante, détail troublant Mumtaz ne parvient pas à décrocher une décoration sur un mur, ce que Sadiq reprendra avec Nucci après les funérailles. Ce n'est que dans la soirée qu'on verra Mumtaz s'emparer d'une bouteille dissimulée dans les toilettes.

Qui est responsable du suicide de Mumtaz ? Haider, aux yeux de son frère puisqu'il n'a pas su agir en homme avec son épouse - Saleem est le personnage le plus caricatural, non pas triste de la mort de Mumtaz mais en colère contre elle car elle a "tué le fils de son frère" qui logeait sans son ventre. Tout le monde aux yeux de Nucci : elle-même qui n'a pas su entendre son appel à l'aide, Haider qui ne s'est soucié que de sa passion pour Biba, Rana qui n'a considéré que la respectabilité du clan...

Cette notion de réputation est, comme dans tout film situé au Moyen-Orient, bien présente dans le film de Sadiq. On le voit d'abord avec la scène, assez drôle, du portrait géant de Biba sur le toit, qui bien sûr fait scandale. Puis, surtout, avec l'épisode de la "tante" qui rend visite régulièrement au patriarche. Laissée seule avec lui pour permettre à Mumtaz et Nucci une virée à Joyland, elle reste dormir sur place. Scandale dans le quartier : le fils vient la récupérer, interdisant dorénavant à sa mère de fouler le sol de cette demeure. La scène est superbe, commençant par un gros plan sur chacun des membres de la famille, le fils de la "tante" restant de dos. Superbe et déchirante : la "tante" choisit courageusement de rester mais elle se voit rejetée par Rana. Indéniablement, le patriarcat n'a pas, comme attendu, le beau rôle, point commun aux trois films évoqués au début de cette critique.

Trois destins entravés par une société patriarcale, on pourra trouver le propos peu original. Ce qui fait tout le prix de ce Joyland - comme du film de Rasoulof et, dans une légèrement moins moindre mesure, de celui de Kapadia -, c'est la réalisation. Car le film est d'une beauté plastique presque constante. Quelques plans ou moments remarquables, en plus de ceux déjà évoqués :

- De nombreux plans en sur-cadrage (grilles, portes...) évoquant - certes classiquement - l'enfermement, accentué ici par le choix du format 4:3.

- Le portrait géant trimballé sur la mob, l'attelage ayant des allures féériques.

- Les rayons lasers verts dans la chambre de Biba imprimant leurs motifs sur les visages, donnant la sensation d'un monde merveilleux qui tranche avec le quotidien de Haider.

- L'image à l'envers de Haider avec Mumtaz, nullement gratuite puisqu'elle signifie que notre homme n'est pas en pensée avec son épouse.

- Le dialogue qui s'ensuit, les deux têtes en gros plan, à propos de l'océan appelé à conclure le film.

- Haider et Mumtaz en conversation, superbement cadrés à plusieurs reprises en plan fixe sur le toit de la maison.

- Haider et Mumtaz enlacés sur leur lit. On croit qu'un coït a été ou va être possible, mais la caméra glisse vers le bout du lit, où l'on découvre une enfant endormie. Malicieux.

- Haider en ombre derrière la porte de Biba alors que celle-ci vient de le mettre dehors, virevoltant d'hésitation avant de disparaître.

- Les plans en surplomb sur l'étroite ruelle de la famille, montrant aussi bien Haider de retour qu'un mystérieux homme épié par Mumtaz.

- La symbolique des belles chaussures qui séduisent Biba, laissées ensuite chez elle alors qu'il revient vers Mumtaz.

- Les ellipses sur le corps de Mumtaz en train d'être préparé : raie des cheveux et orteils uniquement, reliés par un drap blanc noué.

De la très belle ouvrage, qui ouvre ma connaissance du cinéma pakistanais. Et donne envie d’en voir davantage. Voilà, à l’évidence, un cinéaste à suivre.

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 6 oct. 2024

Critique lue 2 fois

Jduvi

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