Depuis des décennies, la fracture entre les deux Corées fascine et inquiète. Alternant phases de tension et de détente, le conflit entre les deux pays voisins est autant devenu une composante habituelle de la géopolitique mondiale, qu’il suscite l’incompréhension. Deux nations qui ne faisaient autrefois qu’une, aujourd’hui séparées, et au milieu, une zone démilitarisée, comprenant la « zone de sécurité commune », la Joint Security Area.
Alors que les deux Corées connaissaient une période de rapprochement, il paraissait d’autant plus difficile de parler du conflit sans potentiellement mettre le feu aux poudres. Park Chan-wook, encore au début de sa carrière, s’était donc fixé un véritable défi. Comment parvenir à développer un tel sujet de manière judicieuse, et sans s’exposer à d’éventuelles remontrances ? Joint Security Area aurait pu traiter le conflit de manière très classique en adoptant une approche assez historique mais c’est avant tout l’humain qui prime ici. Autant que la Joint Security Area est un lieu spécifique et précis, Park Chan-wook opère un zoom sur les hommes qui la gardent, si proches géographiquement mais si éloignés par la guerre.
L’intérêt de se focaliser, entre autres, sur ces quatre soldats (deux sud-coréens et deux nord-coréens) est de s’affranchir des rouages du système et d’observer les effets du conflit à leur échelle. Il ne s’agit pas de confronter les idéologies des deux pays, mais bien de montrer que ces quatre hommes nourrissent les mêmes rêves, les mêmes espoirs, qu’ils sont restés humains et qu’un dialogue reste possible. Mais, compte tenu du contexte et du sujet du film, le réalisateur devait rester vigilant concernant la caractérisation des personnages et leur attitude, pour éviter toute prise de parti. Ainsi, en basant son récit sur un long flash-back et en exposant les témoignages sans cesse contradictoires des soldats des deux camps, il neutralise son propre point de vue en le noyant au cœur de tous ces conflits intérieurs qui font éclore non plus une, mais des vérités.
A la manière du Rashomon d’Akira Kurosawa, le spectateur se retrouve exposé à un crime, puis aux témoignages des différentes parties prenantes, qui changent et se contredisent sous le joug des pressions internes et idéologiques. Ainsi, Joint Security Area n’expose plus le conflit sous la simple forme d’une frontière canalisant toutes les tensions entre les deux pays, mais bien en conflits intérieurs, faisant de tous ces hommes les victimes d’une machinerie idéologique rouillée. Il n’y a pas de persécutions, pas de victimes, juste des hommes fidèles à leur patrie, mais surtout humains, qui aideront leur prochain même s’il sert le camp ennemi, l’image de deux nations sœurs plus que de deux nations ennemies. Paradoxalement, ce climat de détente et d’entente qui se crée entre ces quatre hommes crée un climat de tension intense, vis-à-vis des risques qu’ils prennent en agissant ainsi. C’est, en définitive, l’image d’une amitié aussi naturelle qu’impossible qui se crée dans l’oeil d’un grotesque cyclone géopolitique.
Autant qu’il constitue une source d’enjeux géopolitiques depuis de nombreuses années, le conflit entre Corée du Sud et Corée du Nord tient également une place importante dans le paysage cinématographique sud-coréen. On le remarque, notamment, lors de périodes d’alternance, quand la gauche prend le pouvoir, où des films comme Joint Security Area il y a dix-huit ans ou, plus récemment, The Spy Gone North, viennent contribuer à la propagation d’un message en faveur d’un rapprochement mutuel, d’un apaisement des tensions. Message qui doit demeurer lucide quant au rôle des deux parties, à l’image de Joint Security Area, qui relègue le politique en arrière-plan, faisant ressortir l’humain, où il n’y a bien plus que les uniformes comme signes distinctifs. Park Chan-wook réalise ici un film judicieux, essentiel et universel, qui se développe certes dans le contexte d’opposition entre les deux Corées, mais transmet des messages émouvants sur la fraternité entre êtres humains, quelle que soit leur nationalité et leur origine.