Une sensualité teintée de cruauté

[Critique à lire après avoir vu le film]

Epouse et concubine, je l'ai vu il y a très longtemps, à une époque où je n'écrivais pas de critique sur ce site. Je n'en ai aucun souvenir : Ju Dou constituait donc pour moi une découverte de Zhāng Yì-Móu.

Découverte très convaincante. Je suis toujours sensible à l'opposition forme/fond. Ici, la cruauté de ce qui nous est montré tranche avec la beauté harmonieuse de l'image. Ju Dou se déroule en effet presque intégralement au sein d'une superbe teinturerie de la Chine des années 20, en milieu rural. Les toits homogènes en carré s'inscrivent dans ceux du village : ici, on respecte les traditions, nulle fantaisie individualiste n'est de mise. Des traditions claniques et patriarcales, qui donnent à l'homme le droit de "s'acheter une femme" et d'en disposer ensuite à sa guise. Quant à l'héritage, il est régi uniquement par le sang : Yang Tiangqing, qui a été recueilli par son oncle, n'a droit à rien. D'où l'importance d'avoir un fils, à qui léguer son patrimoine.

Hélas, le vieillissant Wei Li est impuissant. De rage autant que de frustration, il torture donc sa possession, Ju Dou. Bon. Voilà sans doute le moins bon du film de Zhāng Yì-Móu : on ne voit pas comment le vieux peut espérer mettre son épouse enceinte en ne faisant que la torturer. Certes, il s'agit d'une allégorie de ce que fait subir la Chine aux femmes en ce début du XXème siècle, mais le moins qu'on puisse dire est que le scénario porte très mal cet argument.

Quoiqu'il en soit, le neveu va subir, la nuit, les cris de la jeune femme. De jour, il l'observe à travers un trou dans le mur, tel un ado dévoré par ses hormones - on est soudain dans Il était une fois en Amérique ! Car Yang Tiangqing est foncièrement immature : il a beau avoir 30 ans, il est incapable de s'opposer à son oncle, ni de prendre la moindre décision. Il ne sait qu'épier la jeune femme, ou planter rageusement une hache dans l'escalier. Devenu père secrètement, il ne perdra pas son immaturité : on le voit demander à Ju Dou de lui téter les seins, scène audacieuse !

La belle Gong Li, qui incarne Ju Dou, est subtilement érotisée par Zhāng Yì-Móu : sa poitrine en particulier est sans cesse mise en valeur. Lorsqu'elle découvre le trou par lequel Yang Tiangqing l'épie, on se doute qu'elle va finir par s'exhiber volontairement, dans une scène sensuelle, qui met notre observateur dans tous ses états.

Notre homme est un benêt accompli, la libération va donc venir de Ju Dou : c'est elle qui entreprend le craintif trentenaire. Une audace probable pour les autorités chinoises de l'époque qui censurèrent le film. Les hautes tentures qui sèchent dans l'atelier représentent les gardiens de la tradition : aussi, lorsque le coït a lieu on les voit dégringoler à terre. Elles font de même à chaque fois qu'une catastrophe a lieu : quand Wei Li tente de mettre le feu, quand il tombe à l'eau, quand Ju Dou s'évanouit après avoir ingurgité des remèdes pour avorter, quand Yang Tianbai est noyé par son fils. Ces tentures sont comme des murailles qui contraignent le jeune couple, l'empêchant de vivre son amour.

Puisque nous sommes dans une teinturerie, Zhāng Yì-Móu colorise ses images : le jaune ou le rouge le plus souvent, couleurs de la fécondité et de la richesse en Chine, le bleu pour figurer la nuit, où le mal peut advenir, loin du regard officiel. Un parti pris esthétique qui confère au film un charme certain.

A ce trio va s'adjoindre un quatrième personnage, l'enfant qui naît de l'union de Ju Dou et de Yang Tiangqing (oui car, comme souvent au cinéma, un seul coït suffit à tomber enceinte). Wei Li ne demande qu'à croire au miracle et proclame qu'il a enfin une progéniture. Le poids de la tradition joue ici à plein : impossible pour le jeune couple de dévoiler la vérité. Yang Tiangqing doit donc continuer à le présenter comme son frère, bien qu'il ait reçu un prénom proche du sien, Yang Tianbai. Le couple est condamné au secret, à moins de fuir loin du village, option tentante... mais Yang Tiangqing est faible, de nouveau seule Ju Dou fait preuve de détermination.

Une ultime donnée vient rebattre les cartes : Wei Li a un accident qui le rend paralysé. C'est l'une des belles idées du film : la cruauté dont il a fait preuve vis-à-vis de Ju Dou change de camp, la jeune femme prenant un malin plaisir à lui faire subir ses ébats avec Yang Tiangqing. Tel Diogène, Wei Li est placé dans un tonneau par moments suspendus dans les airs, le voilà pleinement "impuissant". Dès qu'il peut, il essaie de torpiller cette union : en tentant d'agresser l'enfant ou en mettant le feu. Et, lorsqu'une cérémonie officielle le reconnaît comme père, il est aux anges, savourant l'humiliation qu'il fait subir à son neveu.

Tout le monde est implacable, donc le fils qui est né de cette embrouillamini va l'être suprêmement. Alors que le couple s'envoie en l'air dans les champs, l'enfant de 3 ans retourne à la teinturerie où Wei Li est fort tenté de le noyer. Mais il prononce pour la première fois le mot "papa" à l'adresse du vieux, ce qui émeut ce dernier aux larmes. Cela n'empêchera pas le gamin de le jeter dans le bassin à son tour en riant, provoquant sa mort. Yang Tianbai est une figure diabolique, terrifiante. C'est le bras du destin qui s'abat sur qui ose transgresser les lois immémoriales. Tout cela s'achèvera dans les flammes - le film de Yì-Móu est très pessimiste. Cette amourette assez touchante entre les deux amants sera durement réprimée. Sachant que le film est réalisé juste après les événements de Tiananmen, il est difficile de ne pas y voir une métaphore du régime. Le régime, ici, est incarné par le brutal Yang Tianbai. Si l'on cause un peu trop dans la rue, il poursuit l'imprudent un hachoir à la main. Il ne parle pas, mais il agit sans état d'âme.

Visuellement, le film est superbe : nous avons déjà évoqué les toits et les tentures, il faut mentionner aussi la scène de la procession funèbre et ses feuilles artificielles envahissantes, la scène à la cave filmée à contre-jour (la lumière aveuglante du soleil face caméra), les scènes de labeur mettant en valeur les mécanismes d'usine qui annoncent la Chine industrieuse... Le jaune de la richesse sera celui aussi de la perte, dans les flammes, annoncées plus tôt par la tentative du rampant Wei Li. C'est finalement Ju Dou elle-même qui s'immolera, telle Jeanne d'Arc, par le feu. La jeune femme est en effet une libératrice elle aussi, pucelle elle aussi au début du film ("je veux t'offrir mon corps vierge" lance-t-elle à Yang Tiangqing), qui aura finalement échoué.

Gong Li est une belle incarnation de cette héroïne. On pourra lui reprocher de surjouer, lorsqu'elle s'effondre en pleurant de désespoir, mais il s'agit là d'un invariant du cinéma extrême-oriental : les films de Kurosawa ou de Ozu contiennent aussi ces manifestations qui ont tendance à hérisser le spectateur occidental. Elle déploie, pour le reste, toute la sensualité attendue du personnage. Une sensualité teintée de pudeur, mais aussi de cruauté.

7,5

Jduvi
7
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le 18 sept. 2022

Critique lue 60 fois

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