Il existe un très bon indicateur de l'efficacité d'un film de prétoire et de sa capacité à envoûter, à fasciner, à faire pénétrer dans un univers donné : ne pas avoir vu le temps passer dans un genre qui n'a pourtant rien d'original en soi et alors que, tout de même, plus de trois heures ont défilé. C'est ce qu'on peut appeler une œuvre captivante. Disons-le d'emblée, pour évacuer les retenues sporadiques qui peuvent émailler l'adhésion globale : il y a bien quelques postures caricaturales ici ou là, comme par exemple le personnage de l'immense (au sens propre comme figuré : un charisme de géant) Burt Lancaster qu'on voit venir de loin, lui et son caractère taiseux pendant deux tiers soit les deux premières heures du film (même si cela, encore une fois, n'enlève rien à sa stature impressionnante). Au-delà de ces menus obstacles, la quantité de questions soulevées et de pistes évoquées autour de la notion de responsabilité individuelle ou collective en temps de guerre en général, et lors de la Seconde Guerre mondiale en particulier, est impressionnante. Impressionnante dans son absence de manichéisme (souvent) et dans la modernité de son discours. Jugement à Nuremberg ne se situe pas ni du côté, ni au niveau d'un essai de Kershaw (ici) ou Browning (là) sur le sujet, mais dans le cadre de son univers et de sa portée, il y a de quoi être très agréablement surpris.
Nuremberg est surtout connu pour le procès des criminels de guerre nazis de haut rang comme Goering, entre 1945 et 1946, pour la plupart emprisonnés à vie ou condamnés à mort, mais beaucoup moins pour les procès du personnel exécutant de 1947 devant un tribunal militaire américain constitué pour l'occasion. C'est notamment le cas des juges en charge de l'application des lois du Troisième Reich, dont ce film souhaite retranscrire l'histoire du jugement, dans toute ses complexités. Notons tout de même que ce film américain fut produit en 1961, en pleine guerre froide, et que beaucoup de ces criminels nazis avaient alors été libérés, pour certains sous conditions, comme par exemple l'obligation d'aider les États-Unis à contrer l'expansion du communisme. L'ennemi de mon ennemi, on connaît (trop) le refrain, dans toutes ses variantes politico-opportunistes.
Le juge Haywood (Spencer Tracy, vieillissant, posé et beaucoup plus apaisé que dans Fury de Fritz Lang), dépêché un peu malgré lui alors qu'il avait déjà pris sa retraite, est en charge de la présidence du procès de quatre juges. Trois plaident coupables, tandis que le dernier (Lancaster), conteste l'autorité d'un tel tribunal américain sur le sol allemand. L'évolution du regard du juge Haywood sur les accusés, au cours du procès et au contact de la société allemande, marqué par une probité certaine et conditionné par les différents témoignages à l'intérieur et à l'extérieur du tribunal, constitue le principal fil narratif, moral et psychologique du film.
On ne compte plus les questions que le film pose et à l'encontre desquelles il prend soin de ne pas émettre de réponse définitive (sauf peut-être celle-ci : "any person who is an accessory to the crime is guilty", dira Haywood, accusant ainsi quasiment l'ensemble du peuple allemand). Dans l’après-guerre, certaines personnes sont clairement coupables, certaines autres ne le sont résolument pas, mais que fait-on entre ces deux extrêmes ? Comment traduire la progressivité et la diversité de la responsabilité en termes de condamnation ? La question de la quantification de la culpabilité est un élément central : culpabilité des juges du Troisième Reich, du peuple allemand, mais aussi de la communauté internationale. Car Jugement à Nuremberg prend le soin, très souvent, de ne pas imposer la figure de l'Américain sauveur et libérateur, bien au contraire. Le colonel interprété par Richard Widmark est clairement dépeint dans tous ses excès, dans tous ses appels à l'émotionnel et à la subjectivité des images atroces pour influencer la décision du tribunal. Face à lui, un avocat de la défense (Maximilian Schell, impressionnant) redoutable, tout aussi fougueux, maniant aussi bien la manipulation des émotions que la rhétorique et le discours rationnel. Mais peut-on réellement faire autrement, se détacher de tout affect au-delà des convictions affichées en la matière, même de manière volontaire, à l'issue d'un tel conflit ? Non, bien sûr. On tend vers un idéal de justice mais l'atteindre relève évidemment de l'illusion : on ne peut que constater et admettre son imperfection. Si l'Allemagne est déclarée coupable, au-delà de la question du "nous n'étions pas au courant ou nous ne voulions pas être au courant ?", qu'en est-il de la communauté internationale, de son attentisme, de son inaction devant les événements pourtant rapidement identifiés au début des années 30 (sans sombrer dans la facilité des jugements rétrospectifs), ou encore des centaines de milliers de morts japonais ? Le film expose bien la difficulté de juger des individus au nom de crimes commis par un ensemble de personnes beaucoup plus important, et que l'attribution de la culpabilité légitime afférente est quasiment impossible. La vérité n'a au final que très peu de sens dans ce contexte, tant tous ces raisonnements ne représentent rien en comparaison des atrocités commises. Comme si on essayait d'apposer un discours rationnel à des événements parfaitement irrationnels. Comment juger le respect et l'application des lois d'un pays, aussi criminelles soient-elles ? Est-ce qu'on juge ces personnes (des juges, donc : "the judge doesn’t make the laws, he carries out the laws of his country") pour les actes qu'ils ont véritablement commis ou bien pour tout ce qu'ils représentent, comme autant de boucs émissaires, ou encore pour toutes les compromissions antérieures qui ont conduit à cette situation ? Au fond, dans cette situation, était-il seulement possible de se rebeller sans le payer de sa vie ?
Autant de questions qui brillent par leur lucidité (1961, encore une fois) et par leur modernité, alors qu'elles font encore débat aujourd'hui. Des questions accompagnées de la part de doutes et de nuances aussi fondamentale que nécessaire quand il s'agit d'y répondre.
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