Le prologue du nouveau film de Joachim Trier annonce la couleur et tranche avec la gravité et l’acidité de ses précédents opus : portrait d’une trentenaire, il ouvre sur la vocation de la demoiselle face à ses études, et la conviction avec laquelle elle s’engage dans une voie, avant d’en changer avec une passion toute aussi intacte, et ce à plusieurs reprises avant de se contenter d’un modeste poste de libraire. Cette fragmentation indécise caractérise d’emblée Julie, une époque, et un pays, la Norvège, un des pays les plus riches au monde, dans lequel on peut pourtant, comme elle, se trouver en fondamentale inadéquation.
Mené tambour battant, le rythme irrégulier des 12 chapitres ne se démentira pas : il y a, dans ce portrait, la vigueur comique des Woody Allen période Annie Hall et Manhattan, alliée à cette mélancolie qui remplit discrètement les silences. Julie regarde le monde dans lequel elle avance avec l’envie évidente d’intégrer le cadre, sans pour le moment y parvenir : la maison en bois des amis de son compagnon, plus âgé qu’elle, forme ainsi une structure dans laquelle elle ne prend pas place. Parents ancrés dans la vie active, ils la regardent avec la même gêne que ceux qui peuplent la soirée de vernissage du même compagnon, de laquelle il faudra qu’elle s’échappe pour respirer.
L’exercice de la liberté se fera donc par sauts et gambades, et surtout par une succession de malentendus et de trébuchements terriblement attachants. Julie s’essaie à l’infidélité qui n’en sera pas une, se posant la question de ce qu’on peut faire avec un autre sans que la ligne soit considérée comme franchie, gèle le temps sur la ville pour offrir à ses fantasmes le plus vaste des décors, ouvre grandes les portes de la perception grâce à des champignons hallucinogènes. Celle que le titre original présente, selon son ressenti, comme « la pire personne au monde » n’y trouvera pas pour autant les voies attendues de l’épanouissement. La voix off, très présente, ajoute à la distanciation narrative opérée par la fragmentation en chapitre : chevauchant, au discours indirect, ce qui se dit dans la scène, elle opère ce recul que Julie a sans arrêt avec ses propres agissements, et ce douloureux constat de ne pas être pleinement elle-même. Les modèles qui s’offrent à elle (la généalogie des mères aboutissant à sa personne, un père déficient) n’offrent aucun élan, et l’homme avec lequel elle vit évolue dans une temporalité parallèle : c’est là aussi l’un des grands sujets du film, modeste saga temporelle qui joue des déconvenues et de rendez-vous manqués. L’amour, semblent dire Trier et son coscénariste Eskil Vogt, associé à tous ses longs métrages, ne consiste pas seulement à rencontrer la bonne personne : il faut aussi le faire au bon moment. Et Julie, qui se désole d’être « spectatrice de sa propre vie », cumule les impairs temporels.
Cette thématique du temps est aussi cruciale par ce que la trentenaire donne à voir de son époque. L’ère des réseaux sociaux modifie les rapports - elle refuse par exemple de savoir le nom de l’inconnu qu’elle rencontre pour ne pas le chercher sur Facebook par la suite, et la jeunesse se doit d’avancer avec une chappe de culpabilité pétrifiante sur les épaules : la fellation à l’ère de #metoo (titre d’un des chapitres, particulièrement savoureux) côtoie ainsi les ravages de la cancel culture et des diktats de la bonne conscience écologique : partout, les dérives du passé entrainent des injonctions au rachat par une génération qui n’a même pas commencé véritablement à vivre.
Julie (sublime et radieuse Renate Reinsve, prix d’interprétation à Cannes), qui reste bloquée par cette sensation de « ne jamais aller au bout des choses » devra son ouverture à des circonstances extérieures. Aksel, l’homme plus âgé avec lequel elle avait entamé une liaison importante avant de le quitter, sera malgré lui un initiateur.
Alors que le quadra fait état d’un monde en voie de disparition, qui dématérialise tout ce que fut son adolescence, la maladie qui le ronge annonce que la fête s’achève définitivement. Julie voit la vie se poursuivre de tout côté : son autre amant fonde une famille, son ancien brûle les étapes en accueillant la mort, mais tous les deux lui donnent les clés pour accueillir l’effroi et l’inquiétude. La phrase clé d’Aksel la propulse vers une nouvelle étape de sa vie : « Je sais des choses sur toi que tu as oubliées, lui dit-il. Elles disparaitront avec moi ». La disparition et la fausse couche la confrontent aux véritables gouffres, et à la valeur d’une vie dont elle saisit soudain la fragilité.
L’épilogue la voit trouver une place : décentrée, elle n’occupe plus le premier plan d’un plateau de tournage, qu’elle capture avec son appareil photo. L’actrice, qui ne sait pas pleurer sur commande, la renvoie à une ancienne version d’elle-même, qu’elle pourra aller rassurer. Julie, silhouette bienveillante dans l’ombre des coulisses, est devenue capable d’apporter aux autres, et la pire personne va pouvoir rejoindre le monde.
(8.5/10)