Jurassic Park, réalisé par Steven Spielberg en 1993, était l'histoire d'un désastre annoncé. John Hammond, un riche papy mégalomane, se prenait pour Dieu et ressuscitait une race d'animaux éteints depuis des millions d'années. Pour les scientifiques invités à visiter le parc, ça sentait mauvais, mais la fascination les forçait à rester.
Jurassic World, réalisé par Colin Trevorrow en 2015,est aussi l'histoire d'un désastre annoncé. Des papys mégalomanes décident de ressusciter une célèbre franchise du cinéma en sommeil depuis environ quinze ans dans le but d'attirer les jeunes spectateurs, les vieux fans et tous les amateurs de grand spectacle qui passeraient par là. Pour ces spectateurs, ça sent mauvais (les bandes annonces le laissent présager), mais l'espoir les encourage à acheter leurs places, parfois au prix fort.
Et ils auraient presque eu raison de le faire, car le film a des qualités certaines.
La principale, c'est l'idée de créer un super-prédateur aux capacités exceptionnelles, rendu fou par l'isolement et tuant pour le seul plaisir de la traque et du meurtre. On reprend ici les codes du slasher: des héros démunis, poursuivis par un tueur implacable. Et ça marche! On ressent a certains moments une réelle angoisse.
Le réalisateur distille également des références aux premiers films de diverses façons: réapparition de personnages secondaires des premiers films, réutilisation de musiques et d'images marquantes... C'est assez plaisant pour qui a aimé les premiers volets.
De plus, le spectacle est au rendez-vous: les décors sont superbes, les dinosaures crédibles et impressionnants, le rythme du film est soutenu. Ça part bien...
Cependant, beaucoup d'éléments assombrissent le tableau.
Dans le film les visiteurs du parc sont présentés comme des vaches à lait avides de sensations toujours plus fortes, ce qui contraint les dirigeants du parc à proposer des attractions toujours plus dangereuses, quitte à carrément laisser toute éthique et toute prudence de côté. Comment ne pas y voir une mise en abîme servant à justifier la surenchère démesurée du film? Le premier Jurassic Park mettait une dizaine de personnes aux prises avec un T-Rex et trois vélociraptors... Bon, qu'à cela ne tienne: on va balancer 20 000 visiteurs face à un méga-dinosaure génétiquement modifié! Mais, on vous aura prévenus, c'est la faute des spectateurs: il vous en faut toujours plus!
Le film possède, de plus, des aspects de série Z: un dinosaure génétiquement modifié pour en faire le tueur parfait, [ SPOIL ] une scène finale où un vélociraptor et un T-Rex s'allient pour vaincre la menace avant de repartir chacun de leur côté... [ FIN DU SPOIL ] Ce serait même comique, et pas si navrant, si ce côté "nanar" était assumé, mais ce n'est pas le cas du tout, et le film se prend très au sérieux.
A côté de ceci, Jurassic World accumule les clichés dès les premiers instants: le héro bourru et en sueur en train de réparer sa bécane et que tout oppose à l'héroïne sophistiquée et un peu rigide, le scientifique sans éthique et le complexe industrialo-militaire sans scrupule, le saut d'une falaise pour échapper au dinosaure...
Certaines bonnes idées sont carrément tuées dans l’œuf. [SPOIL: Par exemple, le dressage des vélociraptors est tout d'abord assez bienvenu, car on voit que le dresseur a eu du mal à se faire accepter par les prédateurs et doit rester constamment vigilant, et que les autres humains sont toujours considérés comme de la viande. Mais c'est complètement gâché par la scène ou mercenaires et vélociraptors chargent héroïquement côte à côte. Après cette horreur, l'idée de retourner les vélociraptors, qui choisissent le dinosaure modifié comme nouveau chef, contre les humains était judicieuse. Mais c'est à nouveau ruiné par la scène où, après avoir massacré les mercenaires, le vélociraptor dominant se souvient que le dresseur est son ami et décide de se sacrifier pour le défendre [ FIN DU SPOIL]
De plus,la psychologie des personnages et l'évolution de leurs rapport sont traitées de façon très grossière et peu convaincante, principalement car le réalisateur expédie cet aspect de l'histoire le plus rapidement possible sans prendre le temps de construire par petites touches. Par exemple, la directrice ne voit les dinosaures que comme des chiffres et une source de profit, puis se met l'instant d'après à pleurer face à l'agonie d'un brontosaure. Les deux frères ne sont pas proches, et deviennent tout l'un pour l'autre après avoir sauté d'une falaise. Ce ne sont que deux exemples auxquels on pourrait rajouter la romance entre les deux héros, le caractère dragueur du frère aîné qui n'a aucune utilité dans l'intrigue, la crise de larmes de la mère au téléphone pour expliquer que son fils est parfois méchant avec son petit frère...
Un autre problème vient du fait que chaque idée suggérée par les images est maladroitement appuyée par les dialogues, au cas où le spectateur n'aurait pas compris l'évidence. Il s'en dégage un manque de finesse, une lourdeur qui donne l'impression qu'on vous prend par la main pour vous forcer à ressentir l'émotion ou la pensée qu'on veut vous faire passer. L'autonomie et le libre-arbitre du spectateur n'ont pas leur place ici.
Enfin, la volonté des producteurs de ratisser large en proposant un film (presque) tout public est un handicap, dans la mesure où cela colle mal au contexte du film: 20 000 visiteurs vulnérables se retrouvent à la merci des plus grands prédateurs de tous les temps, mais le film reste bien avare en ce qui concerne le gore ou même le taux de mortalité. D'accord, Jurassic Park s'adresse traditionnellement aussi aux enfants de 10-12ans, mais là, ça ne colle pas!
Jurassic Park était l'histoire d'un désastre annoncé: les dinosaures s'émancipaient de leur tutelle, contraignant les humains survivants à fuir l'île et le papy mégalomane qui avait créé le parc se mordait les doigts de s'être un instant pris pour Dieu.
Jurassic World est aussi l'histoire d'un désastre annoncé. Le film n'est pas mauvais, mais très décevant car les bonnes idées sont systématiquement mises à mal par maladresse ou manque de courage. Mais la morale est plus douteuse: il n'est pas sûr que les papys mégalos qui ont créé le film s'en mordent vraiment les doigts. Certains spectateurs par contre...