Depuis son ouverture, le parc Jurassic World ne désemplit pas, grâce aux nombreuses attractions organisées autour de ses dinosaures recréés génétiquement. Pour impressionner toujours plus le public, de nouveaux dinosaures sont créés par les savants du parc. Seulement, leur dernière création, Indominus Rex, fait preuve d’une intelligence redoutable, qui échappe à ses concepteurs. Lorsqu’il semble s’être échappé de sa cage, la gérante Claire Deaning (Bryce Dallas Howard) n’a plus d’autre choix que de faire appel à Owen Grady (Chris Pratt), dompteur surdoué de vélociraptors, et ancien amour de Claire. Ils vont devoir faire face au dinosaure le plus dangereux qu’ait connu le parc, lâché parmi des milliers de gens, au sein desquels les deux neveux de Claire…
Peut-on encore toucher à Jurassic Park aujourd’hui sans risquer de le dénaturer ? N’en déplaise aux détracteurs de Jurassic World, avec ce film, Colin Trevorrow prouva brillamment que oui. Il est d’autant plus étonnant de lire ici et là le concert quasi-unanime de ceux qui clament que Jurassic World n’est qu’un énième blockbuster décérébré, œuvre d’un yes-man sans personnalité.
Laissons les ignorants parler, mais rappelons tout de même combien Colin Trevorrow est éloigné de la figure du yes-man. Se renseigner sur la carrière du monsieur ne coûtant pas très cher, cela éviterait à beaucoup de dire d’énormes bêtises. Les détracteurs de Trevorrow connaissent-ils seulement de son premier film autre chose que son titre ? Sont-ils au courant que, suite au succès écrasant de Jurassic World, Trevorrow n’a eu qu’une hâte : retourner au cinéma indépendant où il avait déjà fait ses premiers pas ? Et de fait, quand on a vu le sympathique Safety not guaranteed et le non moins touchant The Book of Henry, respectivement premier et troisième film de Colin Trevorrow, on sait définitivement que l’homme ne peut pas et ne pourra sans doute jamais rentrer dans la sinistre catégorie des yes-men.
Ainsi donc, proposons à tous, et particulièrement aux incultes, de voir autre chose en Jurassic World que le blockbuster moderne, bête et méchant, que trop de gens aveuglés par leur culte intolérant du film de 1993 ont voulu y voir. Peut-être au contraire Colin Trevorrow a-t-il profité d’être aux commandes d’une aussi grosse machine pour nous proposer sa vision du monde, et tout particulièrement du cinéma ? Encore, pour voir cela, faudrait-il être capable d’utiliser son cerveau pour se hisser au-dessus du premier degré devenu malheureusement la marque de fabrique du public contemporain.
Ce public, justement, c’est celui dont nous parle Trevorrow dans son film. Dès l’arrivée à Jurassic World, on voit que quelque chose a changé dans la saga. Oh oui, bien sûr, les notes du thème grandiose de John Williams (repris ici par Michael Giacchino) résonnent à nos oreilles, mais désormais, les images qui accompagnent la musique culte ne sont plus celles des dinosaures dans la plaine et des majestueuses falaises de l’île. Non, désormais, cette musique triomphante n’est plus là que pour souligner la victoire de l’argent, pour nous montrer les images d’un gigantesque parc d’attraction et d’un public qui vient en foule, prêt à payer n’importe quoi pour se procurer de nouvelles sensations. Un public qui fait d’ailleurs barrage à nos yeux en nous empêchant de voir le tyrannosaure, précieux vestige du premier film, lors de sa première apparition.
On remarquera, à cette image, que le film de 1993 semble être assez mal traité par ce nouvel épisode, tant il y est recyclé de manière éhontée… tout au moins en apparence. Ainsi, la porte du premier parc d’attraction est ici réutilisée pour devenir une des principales entrée du nouveau parc. Pourtant, l’ancien parc (et l’ancien film) semblent devenus des sujets tabous, puisqu’on n’autorise même pas les employés du parc à mettre un t-shirt de Jurassic Park… En plus de cela, le parc est dirigé par une comptable qui juge tout en nombre d'entrées et en bénéfices financiers, tandis qu’en sous-main, on voit œuvrer des artistes très capables mais qui se sont mis au service de ceux qui financent, soit volontairement (Henry Wu), soit à contrecœur (Lowery Cruthers).
Oui, Jurassic Park est mort, place à Jurassic World, où les dinosaures ne sont devenus plus qu'un objet de consommation à la merci d'un public qui ne sait plus s'émerveiller. Cela, c’est ce que constate Claire Deaning : puisque le public se lasse des dinosaures qui existent, il faut en créer de nouveau. Quand le public semble se lasser d’un vieux film culte, on n’a qu’à lui donner une suite ! Et même s’il ne s’en lasse pas, on lui montrera qu’il le devrait, en faisant plus grand, plus gros, plus majestueux, et plus menaçant.
Jurassic World, c’est l’affrontement gigantesque entre les nouveaux monstres, hybrides créés à partir des anciens remodelés, et – justement – ces vrais dinosaures à l’ancienne (d’ailleurs libérés par Claire Deaning, ex-démiurge inconsciente revenue à la raison… dans un possible parallèle avec Colin Trevorrow lui-même ?). Au travers de cette opposition sur laquelle s’appuie tout le scénario, Colin Trevorrow nous propose ainsi une vision décapante d’un Hollywood gangrené par les grands studios, étouffant systématiquement les plus petits qui veulent résister coûte que coûte. Doit-on trouver un autre sens au climax du film, où une coalition de dinosaures du premier film (vélociraptors et tyrannosaure) arrive tant bien que mal à détruire le nouveau monstre hybride ? Et lorsqu’on regarde tout le film avec cette vision, on réalise à quel Colin Trevorrow nous parle de son propre art au travers d’un récit qui a toutes les apparences du basique, mais qui, en réalité, va jusqu’au bout de son propos dans un radicalisme plaisant, replaçant notamment le premier film sur le piédestal qu'il ne quittera jamais au détour d'un plan final d'une belle force.
Disciple jusqu’au bout de Spielberg, Trevorrow partage visiblement la même conception que lui de ce qu’est devenu le cinéma : une industrie désincarnée, c’est bien ce que nous dit ce blockbuster, qu’il soit réussi ou non.
Sur ce dernier point, on me permettra tout de même – je l’espère – d’être très favorablement impressionné par le film de Trevorrow. Certes, au-delà de son aspect métaphorique évident, et plutôt intelligent, le scénario peut sembler bancal dans ses détails. Jurassic World semble ainsi un parc dont le laxisme dans la surveillance est un pur scandale (déjà, le principe d'aller promener une bulle en verre au milieu de dinosaures de 15 ou 20 mètres de haut, on y croit moyennement...). Les personnages réfléchissent souvent de manière assez primaire, et l’ensemble est assez manichéen, mais c’est le cas dans la saga depuis Le Monde perdu, alors on commence à être habitué…
En revanche, sur le plan formel, Jurassic World se montre un digne héritier de son aîné. Les effets spéciaux sont extrêmement convaincants, comme toujours, et nous immerge à fond dans cet univers où les créatures ne ressemblent pas à l’amas de pixels qu’elles sont pour la plupart. Témoignant d’une forte identité visuelle, le film de Trevorrow multiplie les plans marquants, que ce soit lorsqu’il s’agit de montrer les dinosaures (la progression avec laquelle Indominus Rex nous est présenté, de l’extrême suggestion du début jusqu’à son iconisation, puis à sa désacralisation finale), ou bien les humains (magnifiques jeux de lumière dans le tronc d’arbre où se réfugie Barry pour échapper aux vélociraptors, superbe plan de la main ensanglantée sur une vitre). D’ailleurs, toute la réussite du film est de savoir constamment se placer à niveau humain pour mieux nous faire ressentir l’aspect titanesque des combats qu’il nous est donné de voir.
Du côté de la musique, il est évident que Michael Giacchino, malgré son indéniable talent, ne peut se hisser au niveau d’un John Williams, mais reconnaissons qu’il s’en tire fort bien, et sait bien mieux gérer la reprise des anciens thèmes que ne l’avait fait Don Davis dans Jurassic Park III.
Tout, dans ce film, est donc là pour nous ramener aux grandes heures de Jurassic Park, tout en empruntant un chemin tout-à-fait différent, et en même temps, en créant un véritable hommage au film qui sut si bien bercer notre jeunesse. Film extrêmement humble et conscient de ce qu’il est, Jurassic World a l’extrême sagesse de ne jamais prétendre égaler son aîné, mais plutôt de l’imiter ponctuellement pour mieux faire ressentir la puissance de ce premier. Et tout en marchant dans ses pas afin de nous proposer un beau divertissement old-school, il sait néanmoins s’émanciper dès qu’il le faut de son illustre modèle, renforçant d’autant plus la puissance cruellement lucide de son message.
Et là où les uns verront une œuvre malade et schizophrène, on préfère voir un divertissement étonnamment intelligent dans sa conception, qui n’use de tous ses (magnifiques) artifices que pour nous rappeler que, peut-être, c’était effectivement mieux avant.