Dans la partie finale de Juré n°2, alors qu’est prononcée par la juge la condamnation à perpétuité pour Sythe, le deuxième juré Justin, véritable coupable de cette affaire d’homicide, porte mystérieusement son regard sur l’emblème des États-Unis placardé sur le mur de la Cour. La caméra ne s’attarde pas sur la partie supérieure du symbole, mais fixe l’inscription du bas : « In God We Trust ». Ce regard de la caméra – et donc des yeux de Justin que l’on épouse chaque seconde du film – traduit peut-être en apothéose l’abysse que creuse Clint Eastwood dans ce long-métrage admirable. En quoi voulons-nous croire : la vérité ou l’idéal ? Cette question purement fordienne (dans la lignée de la réflexion sur la légende du Massacre de Fort Apache ou de L’Homme qui tua Liberty Valence) vient d’abord ouvrir ce motif de l’idéal sur plusieurs champs. L’idéal, vaste terme me dira-on, s’inscrirait autant ici dans l’image d’une jeune famille américaine chaleureuse, dans la perspective d’une carrière politique, que dans les biais cognitifs et les préjugés. En somme, cet idéal renforce la communauté à continuer de croire en elle-même. Il maintient son conservatisme. Dans Juré n°2, reconnaître brusquement la vérité, moins reluisante soit-elle évidemment, briserait ce jeune couple symbolique de l’avenir, il malmènerait l’horizon politique d’une procureure et confronterait surtout cette communauté à ses propres failles. Celle-ci est par ailleurs dépeinte par Eastwood de manière universelle et angélique : bourgade calme et amicale, dont les profils des différents jurés balaient toute une société et génération dans une apparence commune et préconçue (du jeune adulte défoncé à la grand-mère bienveillante ; de l’ancien flic dévoué reconverti en fleuriste à la mère afro-américaine, fidèle à sa famille nombreuse). Cependant, la réalité géographique du récit pousse déjà à la dissonance : Savanah, petite ville traditionnelle de Géorgie, État longtemps aux mains des Républicains et dont Donald Trump sortira grand vainqueur lors de l’élection présidentielle américaine de 2024. En construisant ce cadre idéal autour de sa mise en scène toujours aussi sereine et plus que jamais clairvoyante, Eastwood peut dès lors infuser à ce vase artificiel la vérité : tout est une affaire d’images – d’idées que l’on projette pour conforter notre quotidien. Il creuse cet abysse et nous procure un sacré vertige.
On pourrait d’ailleurs identifier trois grands vertiges dans Juré n°2. Trois étourdissements qui nous assomment comme Justin, aspiré par la circularité abyssale de son verre de whisky le soir de l’accident. Le premier, comme évoqué plus haut, relève de cette interrogation quant à quelle croyance choisir. Le second viendrait s’inscrire dans les yeux de ce fameux deuxième juré, dont l’on partage exclusivement le large regard. Justin, yeux bleus perçants, est aux antipodes de Thémis, symbole de la justice, à la fois aveugle et donc impartiale. Justin connaît les coupables et les innocents, les faibles et fortes preuves. Il est aussi une figure de l’idéal, toujours : père de famille attentif et aimant, à qui l’on accorderait une confiance aveugle (le film s’ouvre sur sa femme, yeux bandés, qui suit ses pas pour découvrir la chambre de leur futur enfant). En s’accordant à son regard, au-delà donc de contempler les failles de cette communauté et de tomber dans l’abysse de cette dualité de croyance, nous assistons aussi à une drôle de démarche. Plus communément, pour chercher à donner de l’agitation à son récit, n’importe quel film aurait fait en sorte que Justin fuit coûte que coûte la vérité, laissant ensuite les preuves les plus accablantes s’exposer au grand jour et ainsi brouiller le film (L’Invraisemblable Vérité de Fritz Lang). Néanmoins, dans Juré n°2, la démarche est différente : Justin se bat de manière surprenante pour que ses homologues puissent reconnaître l’innocence de Sythe, le petit-ami de la victime grimé en parfait coupable. Sans se dénoncer clairement, il tente cependant d’œuvrer à une réouverture du dossier et ainsi fixer un enjeu clair : sauver une vie. Une démarche sur le fil dont nous connaissons bien sûr l’horizon qui se dessine au loin : peut-on vraiment aller jusqu’au bout de la vérité ? Lorsque le jury annonce son intention de déclarer Sythe coupable aux yeux de la Cour, le siège du second juré est mystérieusement vide. Justin est à l’hôpital, accompagnant sa femme qui vient tout juste d’accoucher. En un raccord, la mort et la naissance d’un individu. Le choix est limpide. L’idéal et la longévité de la communauté ont primés.
Le troisième vertige du film viendrait enfin dans ce plan final : un champ-contre champ au seuil d’une porte d’entrée. La procureure Faith Killebrew, chargée de l’accusation, se rend au domicile de Justin, reclus dans les nuages de son cocon familial nouvellement agrandi. Bien que flou, l’enjeu de cette visite peut toutefois paraître facilement interprétable : en connaissant la vérité, Killebrew souhaite potentiellement relancer le dossier. Cette scène, d’une simplicité déconcertante, vient subitement gifler l’idéal dorénavant confortablement installé. Le geste est simple : en ouvrant la porte, c’est l’intérieur du foyer qui se prend de plein fouet l’extérieur, le monde. C’est la famille – l’idéal – qui se confronte subitement à la vérité. Comme un miroir au trajet extérieur-intérieur imminemment crucial de La Prisonnière du Désert, Clint Eastwood trouve ici dans la forme de cette porte d’entrée une faille qui confronte la communauté à son propre malaise. Deux visages qui s’affrontent dans la quiétude d’un quartier résidentiel idyllique, avant que le carton noir du générique ne scelle pour de bon ce vertige comme éternel.