Premièrement, le soulagement. À l’annonce en catimini de la sortie de « Juré #2 », on retiendra deux choses : la filmographie de Clint Eastwood ne s’achèvera donc pas avec l’optimisme platement testamentaire de « Cry Macho » (2021), et cerise sur le gâteau, le cinéaste aborde un genre auquel il n’a que trop rarement gouté, à savoir le film de procès, avec lequel son compatriote William Friedkin achevait également sa carrière il y a tout juste un an avec « L’Affaire de la mutinerie Caine » (2023) — d’ailleurs, outre le fait qu’ils soient les chants du cygne de deux légendes hollywoodiennes nonagénaires, les deux films mettent également en scène un même acteur, Kiefer Sutherland. Mais bref, trêve de bavarderie anecdotique : le genre du film de procès, ça a toujours été pour les vieux (ou celles et ceux qui le sont au moins dans l’âme).
« Juré #2 », donc, dispose d’une introduction inaugurant d’emblée une apparente simplicité conduisant un récit fait de constants démêlés. Le générique propose une image de Thémis, déesse grecque de la justice, ornée de tous ses apparats : balance, glaive, et surtout le bandeau sur les yeux. La séquence suivante, elle, fait dans la rime visuelle : une jeune femme enceinte, les yeux bandés, se laisse guider par son mari dans un couloir. Celui-ci fait alors tomber le bandeau, lui dévoilant la chambre de leur futur enfant. Le fait que ce générique précède une séquence autant chargée en symboles n’est pas sans révéler la malignité d’un récit se tissant habilement sur deux couches confondantes, interrogeant directement mais avec parcimonie les notions de justice et de vérité. Aussi, cette première scène n’est pas sans heurter, mettant en scène une femme découvrant la chambre de son futur enfant, elle est découpée comme si elle représentait un taulard découvrant sa future cellule.
Le fait est que Jonathan Abrams (signant ici son premier long-métrage en tant que scénariste), base son histoire sur une coïncidence judiciaire : Justin Kemp (Nicolas Hoult à son acmé), jeune américain lambda, est convoqué comme juré dans un procès, où il va se rendre compte, au fur à mesure des délibérations, qu’il a lui-même commis le crime en question (un délit de fuite) sans même le savoir — et non, cette nuit là, ce n’était pas un cerf, mais bien une jeune femme ! Se sauver, lui et sa famille, quitte à commettre un autre crime, cette fois-ci consciemment ; ou bien se dénoncer et éviter la prison à l’ex-conjoint de la victime, à savoir un innocent accusé à tord ? « Juré #2 » place cette problématique en forme de nœud coulant au cœur de sa narration, livrant son personnage seul face à des enjeux qui le dépasse, l’angoisse et le débecte. À la tension, Clint Eastwood privilégie sa simplicité coutumière : peu de gros plans, quasiment pas de mouvements de grue ou de gestes spectaculaires, mais des motifs relativement discrets appuyant sur l’étau dans lequel s’enfonce son personnage, à l’image des volets vénitiens découpant son regard.
Le cinéaste va alors opter pour la stratégie d’un double jeu mêlant la démonstration du procès et le choix du héros : lorsque les jurés s’en vont visiter les lieux du crime, Justin Kemp, lui, revient sur la scène de son crime. Lorsqu’il plaide l’étourderie en faisant tomber des preuves rassemblées par un autre juré enquêtant personnellement sur l’affaire, il joue sa propre vie. Lorsqu’il soutient la relaxe de l’accusé, il cherche à sauver sa propre conscience. Résultat : le personnage de Justin se bâtit sur le secret, et il suffit à Eastwood de le laisser tranquillement s’enfermer, sur la pointe des pieds dans cette spirale culpabilisatrice, pour nous permettre de saisir le vertige occasionné par le dilemme moral auquel il doit faire face. Ainsi, « Juré #2 », aussi sobre soit-il, n’en est pas moins un film particulièrement rusé, jusqu’à son climax, lequel, naturellement, se joue autour du verdict. C’est une séquence calme, rapide, sans flux rhétoriques, striée par les ombres des stores, mais parvenant à nous placer dans le méticuleux cauchemar avalant Justin, lequel, en hors-champs, s’absente. La simple chaise vide qu’il laisse derrière lui, et la vélocité abrupte du montage, font rapidement et brièvement saisir la matérialité de son accablement.
[ne pas lire la suite si vous n’avez pas vu le film] Si « Juré #2 » fait des émules, c’est également pour sa scène de fin ouverte, frustrante, mais en totale osmose avec les enjeux de ce récit classieux et classique navigant à contre-courant des films de procès traditionnels. La procureur (campée par une extraordinaire Toni Colette) ayant déduit la vérité sur cette affaire (au moment du verdict final, comme quoi le film est malgré tout d’une habilité narrative farouche), toque à la porte de Justin. Celui-ci lui ouvre, et les personnages se regardent dans les yeux, sur le perron. Puis le générique, arrivant comme un bandeau sur nos yeux. Un final spectral, ouvrant un gouffre, désarmant son spectateur, clôturant un film insolvable et désormais peut-être la filmographie d’un flamboyant fantôme.