Plus d'une centaine de femmes meurent chaque année en France, assassinées par leur conjoint. Ces chiffres, terribles, ne sont même pas officiels car, honnêtement, la société s'en moque. Du coup, cela vaut aussi la peine de regarder "Jusqu'à la garde" sous cet éclairage-là... même si, et c'est heureux, le film de Xavier Legrand est tout sauf de la sociologie : c'est avant tout du cinéma, et même du GRAND...
S'ouvrant sur une scène magnifique de précision et de justesse qui rappellera inévitablement les meilleurs moments de Depardon, "Jusqu'à la Garde" nous présente le dilemme de départ de sa "fiction" : que pouvons-nous penser, comme le juge aux affaires familiales, de ce couple qui s'est déchiré et nous livre deux versions antagonistes d'une vérité que nous n'avons aucun moyen de connaître ?
Dès lors, Legrand applique au "drame psychologique français" (quelle horreur !) les recettes du thriller le plus efficace, et nous emmène dans un crescendo de tension à la recherche de cette vérité et des conséquences de cette première scène. Jusqu'à une remarquable conclusion, qui nous fera vivre avec une intensité exceptionnelle la terreur abjecte de ce que l'on classe, avec beaucoup de légèreté, dans la rubrique des "violences familiales" de notre journal du matin.
Glacial, tendu comme une corde d'acier, tranchant comme une lame, tous les clichés nous viennent à l'esprit pendant les 90 minutes de ce chemin de croix que Legrand nous fait parcourir, en osmose complète avec ses personnages qui nous deviennent très vite tous très chers : grâce à une excellente direction d'acteurs (l'enfant de 10 ans est particulièrement remarquable, ce qui est très rare dans un film français), et surtout grâce au choix - culotté de nos jours - de plutôt se positionner comme héritier de Pialat et de Cassavetes (la meilleure manière d'éviter les écueils de la sociologie et de la psychologie, on le sait...), "Jusqu'à la Garde" devient un trip intime total.
Et s'il nous abandonne finalement aussi hébétés dans le noir, c'est qu'il a fait ressurgir en nous les souvenirs trop bien enfouis de certaines nuits de notre petite enfance, quand nous écoutions, terrorisés au fond de notre lit, les cris de notre mère, sur laquelle pleuvaient les coups de la folie paternelle.
[Critique écrite en 2018]