Premier long-métrage écrit et réalisé par Xavier Legrand, Jusqu’à la Garde invoque sur grand écran la suite de son court-métrage Avant Que De Tout Perdre, qui signait déjà les prémices d’un talent certain pour tailler le drame psychologique en véritable thriller aux confins du genre. Dans la même lignée, le film n’a absolument rien d’une énième chronique sociale qui traite d’un sujet sensible en toute prétention.
Le film démarre pourtant comme tel, nous plongeant pendant un quart d’heure en huis-clos dans le bureau d’un juge, où l’ancien couple en tête d’affiche se confronte au choix de cette dernière en compagnie de leurs avocats, faisant face à son verdict concernant la garde de leurs enfants, dans la froideur clinique de l’attente et de la peur. Cette ouverture caresse le documentaire, d’une part parce que transpire à l’écran le travail du cinéaste qui s’est documenté tel un journaliste auprès de juges, d’avocats et de policiers autour des affaires familiales. Le réalisme confondant de cette longue séquence traduit aussi la maîtrise totale de Legrand sur sa mise en scène, son sens du découpage des plans, toute la sécheresse de son essence formelle où s’installe derechef une peur sourde – dont on ne connaît pas encore la source puisqu’elle sera cultivée dans le doute pendant toute la première moitié du métrage.
Jusqu’à la Garde est un film qui mute sous nos yeux sous l’effet de cette terreur inexplicable. La mutation est d’autant plus impressionnante lorsque l’on oppose la scène d’ouverture citée précédemment à la séquence finale, dans un même huis-clos et une même échelle de temps d’un quart d’heure, telle une symétrie morbide, offrant cette fois une situation viscérale et radicale qui s’approche littéralement du film d’horreur, allant jusqu’à nous faire trembler et nous agripper la gorge. Que Legrand cite des films comme La Nuit du Chasseur et Shining est une évidence aussi subtile qu’intelligente.
Du début à la fin, le film mute donc tel un excellent thriller, où cette peur indéfinissable nourrit progressivement le récit qui se construit, et contamine le jeu des acteurs et la forme même du métrage : par exemple, le réalisateur ne lance à aucun moment un morceau ou une nappe musicale, comme un objet tétanisé, laissant grande place à la signification des regards et aux effets sonores, aux respirations, aux bruits étouffés, ou bien un simple clignotant de voiture qui peut devenir un instrument d’ambiance.
Il ressort du film des idées de réalisation assez fabuleuses. L’une des plus grandes preuves de cela, c’est la séquence de la fête d’anniversaire, un long plan-séquence étouffé dans les ténèbres des festivités et le volume assourdissant de la musique. Alors que la caméra flotte et joue sur les mises au point, les dialogues demeurent inaudibles et mettent sur le carreau le spectateur alors qu’une menace s’installe : on écope de véritables sueurs froides par un très simple choix de réalisation. Le film ne démérite pas son prix de la mise en scène au Festival de Venise.
L’angoisse est au détour de chaque scène, même les plus singulières, et fait que Jusqu’à la Garde s’éloigne pour notre plus grand bonheur de la chronique pompeuse et académique vers du pur thriller horrifique sur une famille à la dérive, empoisonnée par l’omniprésence d’un monstre dans l’ombre, qui dépasse autant les protagonistes que le spectateur et explosera dans les dernières minutes. Le cinéma de genre s’y installe avec subtilité et audace, un exercice absolument intense et éreintant qui, au bout du compte, n’est que nécessaire pour le sujet principal du film, encore tabou dans la société et sur grand écran, un sujet qui demande le genre, qui demande l’horreur pour nous sensibiliser avec une totale efficacité, par le pur médium cinéma et non le bavardage interminable.
La terreur tentaculaire passe aussi et surtout par l’excellence de la direction d’acteur et un casting de choc. On retient en particulier la performance monstre de Denis Ménochet, dont la présence lourde et ambiguë à l’écran fascine jusqu’à la fulgurance, tout comme la fantastique Léa Drucker ensorcelante et bouleversante. Mais on retiendra surtout le jeune Thomas Gioria qui dans les moments les plus intenses nous arrache des larmes.
Jusqu’à la Garde est une petite pépite noire qui nous tétanise et nous change, où les abysses de l’emprise humaine convoque le cauchemar pour embraser le cocon familial, où les corps s’imposent et se meuvent dans un sens agnosique du cadre. Magnétique et nécessaire, le film se conclut sur un ultime regard-caméra qui nous supplie alors d’étreindre et réaliser le terrible sujet qu’il évoque. Important et redoutable.
https://obscura89.wordpress.com/2018/07/16/jusqua-la-garde-xavier-legrand-2017/