Quand le cinéma se fait Janus : thriller ou film militant ?

Jusqu'à la garde est-il un thriller ou un film militant ? Il est vrai que la question peut faire sourire tant elle est naïve. Il existe une multitude d'œuvres cinématographiques qui glissent un message politique ou moral dans un film de genre, et ce depuis la création du cinéma. La tentation est trop grande et surtout elle fait la marque des grands films, et d'autant plus des grands thrillers. Et pour cause, le thriller est sans doute l'une des manières les plus efficaces, les plus violentes et disons le, les plus séduisantes pour y glisser un message politique. Si Jordan Peele l'exerce davantage avec les films fantastiques (le génial Get Out), on peut également penser au genre ô combien décrié des rape and revenge qui semble aujourd'hui renaître dans une optique féministe, sans scènes complaisantes et male gaze . Si Jusqu'à la garde s'inscrit dans la lignée de ces films coups de poing sociétaux, l'œuvre n'en reprend pas pour autant tout l'esthétisme ni l'obscénité et se pose comme un juste milieu, ni complaisant, ni ennuyeux, en d'autres termes destiné ostensiblement au grand public pour y être diffusé régulièrement à la télévision publique et dans les écoles. Une forme de film de sensibilisation, d'éducation avec ce je ne sais quoi de suspens qui attrape à la gorge et bouscule, sans pour autant traumatiser. Pourquoi pas.


Pourquoi pas, parce que le film est véritablement réussi de ce point de vue. Fluide, globalement bien réalisé, sobre, interprété correctement (c'est si rare quand c'est français), le film est servi par une narration honnête, sans fioritures et sans éléments glauquissimes. Xavier Legrand aurait pu en faire quelque chose de bien plus sale, de bien plus trash et se cantonne pourtant à une forme de sagesse. Ce qui aurait pu être pointé du doigt comme une forme de lissage de film ne l'est pas parce que le réalisateur crée dans cette ambiance simple un véritable suspens. Parfois même insoutenable. On ne peut pas reprocher au film de ne pas prendre le spectateur aux tripes. L'efficacité est aussi une forme de talent : on ne décroche pas une seule seconde des 1h33 servies par Xavier Legrand.


Mais l'œuvre est également politique et militante. Si ce n'est pas grave en soi (au contraire), cela pose davantage problème quand le film manque parfois de réalisme criant. La première scène est à ce titre symptomatique car, tandis qu'elle est plutôt admirablement bien interprétée par les acteurs, elle respire déjà le truqué. Jamais dans une audience aux affaires familiales les deux parties ne sont assises l'une à côté de l'autre, jamais. Dans la réalité, les avocats sont au milieu, séparant de leurs deux corps les parents en rogne. Un simple oubli fâcheux ? Ou une manière de suggérer que la justice ne protège pas la femme, en la mettant à côté de son "bourreau", terrorisée déjà et peu écoutée ensuite ? Je n'ose imaginer que Xavier Legrand ait pu avoir en tête une telle absurdité, mais sait-on jamais …


Là où le film est véritablement problématique sur le fond, c'est sans doute dans son traitement des violences conjugales. Tout y est dangereusement caricatural. Les poncifs et les stéréotypes fleurissent comme des bourgeons au printemps et démontrent une volonté de correspondre à une doxa plutôt qu'à la réalité. Que dire de l'image de ce père, bourreau, interprété par Denis Ménochet ? A l'image, c'est une brute musculeuse, presque animale, au regard bovin et impassible : presque un psychopathe (avec une camionnette blanche évidemment). Tandis que les victimes, elles, blondes, frêles, fragiles, elles sont presque le reflet de l'immaculée conception. Dans la réalité, cela n'existe pas et le faire croire est d'autant plus dangereux que cela ne rend pas service à la cause. Les violences conjugales sont un véritable fléau et les hommes qui s'en rendent coupables sont bien souvent loin d'être des brutes de cette espèce. Quant aux victimes, elles ne sont pas non plus des anges sublimes aux accents larmoyants. La réalité est infiniment plus subtile, plus insidieuse, moins manichéenne.


Par ailleurs, quelle pertinence cinématographique est recherchée quand les acteurs portent sur leurs visages les rôles qui leur sont attribués ? Outre que ce n'est pas réaliste - on donnerait à certains auteurs de violences conjugales le bon dieu sans confession -, outre que c'est dangereux - on invisibilise des victimes qui n'auraient pas des parcours plus tortueux -, c'est proprement stupide. Qui porte sur son visage le reflet de la difformité de son âme ? Qui porte dans sa carrure sa dangerosité potentielle ? On ferait du positivisme lombrosien qu'on n'agirait pas autrement. De la même façon, si Xavier Legrand tente à plusieurs reprises de montrer les manipulations de l'homme violent, qui pleure dans les bras de celle qu'il voudra tuer un jour plus tard (insensé), ou qui utilise son enfant pour atteindre sa mère, c'est souvent très lourd et un petit peu appuyé. Elle fait fi du concept d'emprise et de cycle des violences. On pardonnera sans doute à ce film qui a le mérite de la transparence et de la simplicité, mais cela peut-il tout excuser ?


Les violences conjugales sont un sujet trop sérieux pour être laissés aux discours caricaturaux. Les auteurs et les victimes se confondent parfois et dansent ensemble une valse toxique qui s'auto-alimente comme une mécanique sans fin. Si l'auteur est évidemment toujours responsable, sa culpabilité est à établir en prenant en compte la complexité de son passé, de son histoire et de sa relation présente. De tous les milieux, de toutes les couleurs de peau, et même de toutes les orientations sexuelles, ces hommes là sont à comprendre et les caricaturer ne me paraît pas être de bonne justice. Quant aux victimes, elles ne sont pas toutes des innocentes, en ce sens qu'elles ne sont pas toutes des modèles de vertu, ce qui n'excuse rien, certes, mais permet de relativiser aussi.


En voulant critiquer la justice, le film est lui-même assez injuste. Délaissant la réalité, la complexité, la nuance et finalement l'ambiguïté de ces situations, elle ne se vautre que dans un discours militant et s'enduit d'une couche de suspens pour rendre l'œuvre plus digeste. Nul doute que ce film sera rediffusé à l'envie sur la chaîne publique dès que celle-ci en aura l'occasion, nul doute qu'il donnera des idées fausses à défaut d'idées justes et nul doute finalement que Jusqu'à la garde sera regardé par beaucoup, qui s'y connaissent, comme un élan du cœur sincère, mais un peu creux, au fond.

N-B : Quant aux amourettes de la fille et du chanteur et de leur prétendu sens caché, pardonnez moi de n'y avoir rien compris.

PaulStaes
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Films vus et revus en 2022

Créée

le 21 mars 2022

Critique lue 51 fois

2 j'aime

1 commentaire

Paul Staes

Écrit par

Critique lue 51 fois

2
1

D'autres avis sur Jusqu'à la garde

Jusqu'à la garde
blacktide
8

Dans le silence de la loi

Il est des premiers films qui marquent le cinéma par leur intensité. Des films qui vous happent par surprise. Pour le plaisir du geste, et pour l’émotion à l’impact. Jusqu’à la Garde n’est pas...

le 1 févr. 2018

85 j'aime

24

Jusqu'à la garde
Velvetman
8

Loveless

Par sa mise en scène dans laquelle l’image se fait froide et déstabilisante, Jusqu’à la Garde de Xavier Legrand se mue en un immense morceau de cinéma. Déroutant car complexe, le film se veut être...

le 7 févr. 2018

81 j'aime

7

Jusqu'à la garde
voiron
8

Critique de Jusqu'à la garde par voiron

Le couple Besson divorce et se bat pour la garde de leurs deux enfants. Ou plutôt pour celle du plus jeune, Julien, puisque sa soeur a bientôt dix huit ans.. Pour protéger son fils Julien d’un père...

le 18 févr. 2018

70 j'aime

13

Du même critique

Monstre : L'histoire de Jeffrey Dahmer
PaulStaes
9

Peut-on pardonner à Jeffrey Dahmer ?

L'une des questions philosophiques les plus profondes évoquées par cette nouvelle excellente série de Ryan Murphy (c'est assez rare pour être noté) rappelle d'une certaine façon à mon esprit pourtant...

le 6 juin 2023

26 j'aime

13

La Tresse
PaulStaes
3

Niaiseries, caricatures et banalités.

Laetitia Colombiani a écrit un livre de magasines féminins bas de gamme, qui ferait presque rougir Amélie Nothomb ou Marc Lévy par sa médiocrité. Pourtant, l'envie était très forte : une publicité...

le 2 juil. 2017

24 j'aime

10

Orgueil et Préjugés
PaulStaes
5

Les aventures niaises et mièvres des petites aristocrates anglaises

Âpre lecteur de classiques en tout genre, admirateur absolu de tous les stylistes et grands romanciers des temps perdus, je m'attaquai à Orgueil et Préjugés avec l'espérance d'un nouveau coup de...

le 21 sept. 2022

17 j'aime

11