L'art féodal
Tout juste cinq années après Dersou Ouzala où Kurosawa explorait les terres soviétiques, il sort Kagemusha, l'ombre du guerrier. Il nous envoie dans le Japon du XVI siècle pour y suivre des guerres...
le 13 déc. 2015
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D’une filmographie grouillante, Akira Kurosawa a su imposer une marque durable dans le cinéma à travers des sujets diverses et une mise en scène ingénieuse. Toutefois, son sujet de prédilection demeure en corrélation directe avec le Japon à travers ses puissants samouraïs et sa vaste culture, c’est le cas de ses œuvres phares : notamment Les sept Samouraïs, Ran et Kagemusha. C’est donc à travers Kagemusha que nous allons entreprendre l’ascension de ce colossal sommet proposé par Kurosawa en 1980. Véritable chef-d’œuvre, le long-métrage de trois heures soumet au spectateur des plans à couper le souffle, travaillant avec des costumes et des décors somptueux. Sous une musique épique, se déploie une histoire riche et intelligente dotée de performances d’acteurs remarquables. Inoubliable, puissant et mémorable. Les admirateurs et réalisateurs Francis Ford Coppola et George Lucas ont d’ailleurs participé à produire la version internationale du film.
Le récit nous plonge dans des conflits de clans en plein XVIème siècle, parmi eux, se trouve le clan Takeda dont le chef Shingen a pour perspective de marcher sur la ville de Kyoto et d’élargir son territoire. Néanmoins, il se retrouve blessé mortellement et souhaite dissimuler sa disparition durant au moins trois ans. Son frère ayant trouvé l’ombre du guerrier parfaite, incarnée par un piètre voleur, devra poursuivre le prestige du clan, tromper son entourage et ses ennemis sans que le faux Shingen ne soit démasqué. Une mission périlleuse et passionnante que nous livre Akira Kurosawa entre coutumes, batailles monumentales et fondements humains.
La découverte théâtrale
L’aspect théâtral de Kagemusha est particulièrement fascinant, mettant en lumière l’art de l’incarnation et du jeu d’acteur au cœur de l’intrigue. Nous assistons alors à une imbrication, le superbe acteur Tatsuya Nakadai incarne le personnage central, homme aux multiples facettes, le voleur devenu sosie se retrouve à non seulement reproduire physiquement le seigneur guerrier qu’il remplace, mais aussi maîtriser son comportement, sa gestuelle et son aura afin de duper les spectateurs de son territoire. Ainsi, le sosie doit apprendre les gestes distinctifs du seigneur qu’il remplace, allant des mouvements lors des combats aux rituels protocolaires.
Chaque détail, de la façon de se tenir à la façon de manier une arme, contribue à la crédibilité de sa performance. Il détériore notamment le doute des espions par une élancée à cheval face à ses troupes. De même, son expression faciale est cruciale pour communiquer son autorité et son état d’esprit certain.
L’ombre du guerrier doit capturer ces nuances pour convaincre non seulement les alliés, mais aussi les membres de la famille du seigneur. Ainsi, son « petit-fils » n’est pas dupé et poursuit que ce n’est pas son grand-père, une fois avancé et le scrutant minutieusement, le faux seigneur lui dépose son casque sur sa tête, et l’enfant répond ironiquement : « C’est vrai, il a changé. Je n’ai plus peur de lui ». On trompe difficilement les enfants, mais en écoutant son cœur le masque ne faiblit pas, tel est le conseil de cette sorte de protecteur, le frère de Shingen : Nobukado. Face aux concubines, il se contente de dire la vérité passant pour une farce aux yeux de celles-ci, le regret de Shingen de ne pas passer la nuit avec ces femmes, se traduit par le vrai regard du sosie ; déçu de ne pas goûté à ce luxe. Ces moments humains sont nombreux, un des plus beaux prend forme près du jardin lorsque le petit-fils lui demande d’où vient ce surnom de « La Montagne », un des serviteurs l’invite à faire référence à la bannière du clan « Inébranlable comme la montagne », « Chez lui comme sur le champ de bataille le seigneur et tenace comme une montagne ». De cet apprentissage, instructif aussi bien pour Takemaru que le double, est suggérée une future scène grandiose. Celle de la parfaite incarnation du seigneur, celui qui surveille telle la montagne, donnant du courage à ses soldats et terrifiant ses ennemis par sa ténacité.
L’ombre fait face à une sorte de dualité avec des conflits internes complexes, de jongler entre son statut premier de voleur et son statut nouveau de seigneur. Il se résout à incarner Shingen en disant : « J’ai un devoir à remplir envers lui » comme si ses liens étaient déjà indéfectibles. Le poids de se rôle pèse continuellement dans son esprit, nous offrant une scène mémorable de cauchemar. L’urne funéraire se brise et laisse place au mort-vivant dans un antre aux peintures murales colorées, les corps des deux figures déambulent dans cette univers mystique jusqu’à la disparition de Shingen, laissant le sosie seul pataugeant à sa recherche entre sable et eau. Les enjeux portés par l’ombre du guerrier sont donc symbolisés par cette scène cauchemardesque qui témoigne l’ampleur du fardeau de devoir se substituer à une figure de pouvoir.
Ainsi, le sosie mène tant bien que mal un jeu des apparences fragile qui dépend aussi de la capacité des autres personnages à être convaincus par sa performance théâtrale. Les scènes où les adversaires scrutent attentivement le sosie, cherchant des signes de faiblesse ou d’imposture, sont empreintes d’un certain suspense mais sa propension à s’adonner à la comédie réussit à durer pendant près de trois ans, dupant efficacement ses adversaires. L’imitateur sera finalement démasqué par un excès de zèle, les hommes peuvent être domptés mais les animaux demeurent fidèles à l’instinct, ayant trop fusionné avec Shingen, il convient qu’il peut maîtriser son cheval guerrier, à tort…
Une fresque guerrière
L’art de la guerre se déploie largement durant ce long-métrage, et commence par une victoire proche en coupant l’eau au château ennemi afin de forcer la capitulation, les troupes sont passées en revue par la course effrénée d’un messager en quelques instants sous l’œil de la caméra. L’espoir symbolisé par cette mélodie de flûte, qui sera fatale lors du déplacement du seigneur, curieux de savoir si le flutiste jouera en soirée, alors privé d’eau.
Les rumeurs ou vérités sont aussi déployées à grande vitesse au travers des espions, apportant la nouvelle de la mort du souverain, les échanges fusent également entre espions de Tokugawa leyasu ou de Oda Nobunaga : l’observation du seigneur saluant ses soldats mais opposée à d’autres éléments contradictoires et étranges, son médecin a été tué, l’urne jetée dans le lac ou encore les généraux prosternés, puis finalement apprendre qu’il s’agissait d’une urne de saké offerte au dieu du lac.
Akira Kurosawa est connu pour sa maîtrise de la mise en scène des batailles et du réalisme qu’il leur apporte tout en restant dans une démarche artistique et poétique. A travers ce film monumental, les scènes de combat sont d’une intensité viscérale. Les plans larges captent l’envergure des affrontements, les mouvements de caméra fluides et les angles de prise de vue offrent une perspective immersive aux spectateurs, donnant à voir le gigantisme des batailles. Des hordes de figurants se métamorphosent ainsi en groupes de soldats, aux armures usées, aux bannières vives, aux armes saillantes, alors le réalisme se met en scène et fascine.
Au-delà des batailles, le film explore les subtilités de la diplomatie à une époque marquée par des rivalités féodales. Les alliances, les trahisons et les négociations politiques sont au cœur de l’intrigue. Les scènes de conseil offrent un aperçu des tactiques utilisées pour consolider le pouvoir et assurer la stabilité, montrant des relations entre les seigneurs féodaux qui sont complexes et changeantes. Le récit retranscrit comment les personnages naviguent à travers ces relations délicates, mettant en lumière les conséquences de choix politiques cruciaux sur le destin des clans et du Japon.
Le véritable cœur du chef guerrier
Le sosie, bien qu’initialement un voleur sans lien de sang avec le chef guerrier, acquiert progressivement une compréhension profonde de son rôle. Il vit dans la peau du chef, apprenant ses manières et ressentant les responsabilités de son statut. Sur le plan symbolique, le sosie prend temporairement possession du cœur du chef guerrier en incarnant ses actions et en influençant le cours des événements, allant même jusqu’à contredire le successeur de Shingen qui souhaite à tout pris une attaque tandis que son père de façade ordonne de ne pas bouger en faisant référence à la montagne impassible. En effet, le film explore les complexités des relations familiales et comment les membres de la famille réagissent à la présence du sosie. Certains deviennent réticents à accepter le double comme un véritable héritier, le premier étant le fils de Shingen, conscient de la tromperie ambiante et de son immersion dans sa famille alors qu’il n’est qu’un voleur. L’ombre du guerrier est vue comme un objet, qui n’est destiné qu’à une seule fonction, tromper ses sujets et ses ennemis. Lors de la bataille finale, paroxysme de violence, les soldats se jettent un à un sous le feu des ennemis, les états généraux du clan Takeda sacrifient leur avenir avec conscience. Le fils Takeda comme parangon du désastre, impulsif et avide de pouvoir, dicte ses décisions d’enfant idéaliste jusqu’à l’improvisation ultime.
Cavaliers vifs comme le vent,
Lanciers silencieux comme la forêt,
Cavalerie implacable comme le feu,
L’armée abattue et ruisselante sur le terrain, les états généraux ont quitté leur poste tandis que le guerrier délaissé, redevenu poussière, s’avance et se dresse face à l’ennemi. Incarnant à lui seul, le cœur du chef guerrier, le seigneur dans l’âme, figure loyale jusqu’à sa déchéance. Acculé, il meurt au côté de la bannière emporté par le courant, l’ombre du guerrier éternelle, véritable tragédie.
Inébranlable comme la montagne,
L’ombre d’un homme, ne peut jamais abandonner cet homme.
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Créée
le 8 juin 2024
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