Après un détour par les steppes russes du début du XXème siècle, Kurosawa marie enfin deux enjeux de sa cinématographie : la reconstitution historique et la couleur. Flamboyant, son film est avant tout visuel. L’épique est la plupart du temps asservi à la picturalité, de la couleur des armures, scindant fantassins et cavaliers, des oriflammes dans le vent aux dorures des seigneurs, des étoffes aux foules belliqueuses, le maitre se donne les moyens de sa mégalomanie graphique.
L’ancrage historique ne fait pas tout, et les séquences peuvent aller jusqu’à s’affranchir de tout réalisme, par un coucher de soleil sur la ligne d’horizon, des soldats en ombres chinoises (difficile de ne pas voir l’influence qu’aura Kurosawa sur son producteur de l’époque, Coppola, dans le prologue de son futur Dracula), un arc en ciel sur la mer ou des funérailles dans la brume : galerie de tableaux somptueux, Kagemusha exhibe son raffinement sans ambages.
On aurait cependant tort de penser que cette seule dimension justifie le film. Car dans ce récit mettant aux prises les seigneurs et leurs luttes fratricides, Kurosawa ne cesse d’articuler les fastes épiques aux enjeux individuels. Comme souvent, c’est l’homme face au pouvoir qui le fascine. L’intrigue est celle d’un ordre ancien qui voudrait se maintenir, d’un Seigneur qui meurt et exige de rester sur le trône durant trois années supplémentaires. Le recours au double, le kagemusha, sera donc l’imposture qui devrait permettre de garantir le règne établi.
Le cœur du film réside dans cette problématique : celle du spectacle et de l’apparence comme garants du pouvoir. Le double bouffon apprend à se taire, à faire sienne la devise du défunt dont l’attribut était la montagne : massif, inamovible, il dupe un temps l’ennemi, et séduit par son humanité nouvelle les intimes : courtisanes, petit fils tombent sous le charme. Alors que le Seigneur est mort en tant que spectateur (s’étant rendu au pied du château assiégé pour y écouter un joueur de flute galvanisant ses troupes, il a été abattu à l’aveugle par un soldat qui explique avec méthode le génie avec lequel il a visé l’homme inerte, de nuit), son double va se donner en spectacle pour garantir la victoire ; mais paradoxalement, c’est surtout en position passive de spectateur qu’il le fera : au spectacle de No, lors du conseil où on lui a ordonné de se taire, et enfin sur la colline depuis laquelle il assiste à la guerre.
Autour de lui, on parle, on guette : les intimes s’étonnent, les soldats meurent pour lui, les espions observent et rapportent avec circonspection et fascination.
L’alliance du flamboyant spectacle épique et du succès de l’illusion semblent donc parfaits. C’est donc l’obscurité de l’esprit retors des humains qui va gripper la machine : l’orgueil du fils du défunt seigneur, les doutes des ennemis qui veulent sans cesse voir de plus près cet étrange adversaire, et enfin, l’ambition du kagemusha. Devenu à la fois puissant et humain, il se perdra en voulant monter le cheval de son double : « Il a su duper les proches mais pas le cheval ! »
C’est donc avec le même faste et dans une débauche visuelle que s’effondrera le château de carte de cette splendide escroquerie : s’opposant au modèle paternel de la montagne ; le fils charge et obtient un amoncellement de cadavres. Le final est la réponse point par point à tout ce qui fut construit : le double, chassé et devenu homme du peuple, occupe la place des espions qui le guettaient, puis mêle son corps aux fantassins pour mourir avec eux. Les chevaux qui soulevaient des volutes de poussières se tordent de douleur dans la boue, l’armée qui occupait l’espace charge une palissade de laquelle pleuvent des balles qui l’arrêtent ; la couleur dominante est celle du sang, et l’oriflamme flottent désormais au fond d’une rivière qui charrie des cadavres.
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