Quand on fait un film sur l’émancipation, il faut aller au bout de cette émancipation. Par exemple, un film comme Little miss sunshine (que par ailleurs j’aime bien sur d’autres critères, notamment son charme dépressif parfois très drôle) tente de raconter cela mais rate complètement sa sortie, préférant le discours replié sur soi de la famille soudée contre le monde. Kajillionaire va jusqu’au bout de son entreprise, de démolition du cadre familial, de construction d’une identité émancipée. La dernière scène est un monument, il faut le dire.
Si je m’amuse à comparer les deux films, c’est qu’au début j’ai eu très peur que Kajillionaire soit l’un de ces produits indé US qui se vend à tour de bras dans les festivals type Sundance. Finalement, sujet aidant, il se place directement dans la roue d’Une affaire de famille, d’Hirokazu Kore-Eda et de Parasite, de Bong Joon-Ho, tout en étant très différent. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre où le film voulait m’emmener. Si on l’assimile assez vite (C’est en remplaçant, moyennant vingt dollars, une inconnue enceinte à son cours de préparation à l’accouchement que notre héroïne fait une découverte, s’éveille à l’émotion, au désir maternel qu’elle n’a jamais reçu) le film instille cela dès son ouverture, dans la mesure où l’on est, durant un long moment, jamais certain que Old Dolio (Génial et méconnaissable Evan Rachel Wood) soit bien la fille de ces deux escrocs misanthropes (Quel plaisir de revoir Debra Winger & Richard Jenkins) avec qui elle passe son temps.
La première partie du film joue sur le caractère immersif, dans le quotidien de cette drôle de famille, fière de s’en sortir en touchant le revenu minimum et en glanant/volant çà et là tout ce qu’il possible de glaner/voler. On y découvre une mécanique de l’arnaque et des règles très précises, au sein desquels, par exemple, les montres de chacun son synchronisées. Une vie tributaire d’arnaques en tout genre, dans le but d’économiser et de ne pas se plier aux exigences consuméristes de la société moderne. On comprend aussi qu’ils craignent comme la peste, les séismes et les téléphones portables. Un grand bureau en open space leur sert de lieu de vie, un appartement contigu à une savonnerie qu’ils payent seulement 500 dollars de loyer par mois car, contrainte de taille, un problème d’isolation laisse échapper une grande quantité de mousse rose – qu’ils doivent éponger – suintant de l’un des murs trois fois par jour. Loyer qu’ils évitent méticuleusement de régler, se livrant à des contorsions acrobatiques désopilantes lorsqu’ils passent devant la clôture de leur propriétaire.
Quelques éléments vont entrer dans le récit et dans leur mécanique parfaitement agencée. C’est d’abord un massage, dont ils ont hérité en cadeau. Puis un cours d’accouchement sur le bébé rampant jusqu’au sein. Puis la rencontre avec Mélanie, une jeune inconnue volubile, dans l’avion. En parfaite figure antinomique d’Old Dolio, Mélanie (extravertie et sexualisée) lui fera poursuivre son travail de mutation. Le moment où la jeune fille se détache nettement de ses parents (lorsque sa mère ne parvient pas à répondre à son souhait de l’appeler « Honey ») est bouleversant par le simple regard de lucidité brutale arboré par Evan Rachel Wood, qui rappelle le regard soudain de Camille sur Paul dans Le mépris.
Dès lors, c’est un feu d’artifices. Mais Kajillionaire n’a pas attendu ce pivot pour impressionner. C’est un magma d’idées en fusion. Impossible d’oublier cette mousse savonneuse qui coule sur les cloisons, cette marche à trois, cambrée, pour ne pas se montrer devant le propriétaire exigeant, l’hyper sensibilité maladive de ce même propriétaire exigeant, les petits séismes à répétition, les turbulences dans l’avion, le jacuzzi, le home-invasion chez le vieillard mourant, la galaxie étoilée dans les toilettes de la station-service. Kajillionaire est avec Douze mille, de Nadège Trébal, aussi sorti cette année, l’autre film 2020 qui ne cesse de parler d’argent, dans un récit qui raconte aussi sa fabrication et qui sert de climax sublime lors d’une scène de caisse de supermarché.
Il est rare d’être si surpris et fasciné par le décalage d’un film, mais dans le bon sens, tant celui-ci ne produit rien de gratuit, tout y est méthodique, tout en échos et en miroirs : La pièce sombre, quelle idée magnifique. C’est un bonheur de chaque instant, lisible mais toujours imprévisible, un grand film fou, guidé selon une trajectoire de boucles fulgurantes. La danse offerte à Mélanie arrive en contrepoint émouvant (par son lâcher prise) à la danse initiale, qui consistait à entrer dans un bureau de poste en évitant les caméras de surveillance. Jusqu’au Mr.Lonely de Bobby Vinton, qui t’arrache des larmes de joie inattendues. Une déflagration, ce film. Je veux déjà le revoir.