« Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances »
Paris 1942 : un appartement plutôt confortable, que remplit le son joliment aigrelet du clavecin.
Absorbée dans l’ étude de son morceau, une adolescente, col Claudine et longs cheveux bruns, en égrène les notes avec dextérité : c’est sur cette image rassurante d’une quiétude presque ordinaire, que s’ouvre le film de Gillo Pontecorvo : Kapo.
Assise près d’Edith et observant son jeu d’un œil attentif, l’enseignante arbore une expression satisfaite, posant sur la jeune fille le regard bienveillant du professeur satisfait de son élève.
-C’était mieux aujourd’hui, madame ?
-oui, tu as bien joué, à mercredi et rentre vite !
Et sur sa robe chasuble de jeune fille sage, Edith enfile son manteau, ayant presque oublié le signe infamant et discriminatoire cousu sur sa poitrine.
Grimper les marches du grand escalier quatre à quatre, baguenauder en croquant une pomme sur le chemin de la maison, elle est insouciante et heureuse de vivre comme on peut l’être à 14 ans.
Mais en cette journée comme les autres, le destin d’Edith est déjà scellé : elle pourrait s’enfuir, elle ne le fait pas, l’enfant qu’elle est encore, viscéralement attachée aux deux êtres qui comptent le plus dans sa vie, ne se résout pas à les quitter, eux, son seul univers, malmenés, brutalisés, jetés comme un paquet de linge sale dans le camion qui rafle les juifs, et son cri, « maman ! » ne va la rapprocher d’eux que pour mieux la perdre.
Après le voyage en train blindé, c’est l’arrivée au milieu des cris et des aboiements des SS : séparant les familles, ils parquent les enfants dans une petite pièce qui résonne des hurlements des plus jeunes.
Edith, terrorisée, sent pourtant en elle cette force vitale décuplée par la prescience de la mort, il lui faut fuir, quitter cet endroit : « la porte est ouverte, j’y vais », dit-elle à un camarade échoué là, comme elle, mais déjà résigné.
Plus forte que la peur qui la tenaille, c’est la volonté de vivre à tout prix qui la meut : cadavres empilés, projecteurs balayant le moindre recoin de murs, patrouilles de SS, chiens policiers à l’affût, rien ne la dissuade.
Un baraquement ouvert, la vision d’horreur de corps vautrés sur des bat-flanc, gémissant et râlant : l’adolescente franchit la porte sous l’œil goguenard d’une prisonnière de droit commun qui, se laissant toutefois attendrir par la jeunesse d’Edith, se met en devoir de la conduire au médecin, détenu politique, lequel, une fois de plus, va tenter de sauver un être humain des camps d’extermination.
La chance lui sourit : une voleuse française vient de mourir.
Edith n’est plus, Nicole Thibault, matricule 10099 a pris sa place.
Délestée de sa longue chevelure coupée à ras et revêtue de l’infâme blouse à rayures marquée du triangle noir, qui reconnaîtrait désormais, dans le petit visage gros comme le poing, mangé par deux grands yeux apeurés, l’adolescente rieuse qui foulait d’un pas léger le trottoir parisien en rentrant chez elle ?
Mais si elle a momentanément échappé à la mort, Nicole n’est pas sauvée pour autant : les corvées dans le froid, la neige, la promiscuité, les maladies, les sélections impitoyables tous les quatre mois où la moindre petite plaie s’avère rédhibitoire, sans parler de la faim, impérieuse, torturante, insupportable, autant de dangers qui guettent la jeune fille à peine sortie de l’enfance.
Et c’est justement cette extrême jeunesse qui va forger en elle une détermination inflexible : vivre le mieux possible dans cet enfer, ne plus subir la faim et le froid, n'exister que pour elle et ignorer tout le reste.
L'égoïsme monstrueux propre aux enfants et la formidable indifférence qu'elle affiche, vont lui permettre en peu de temps de devenir Kapo, gardienne impitoyable honnie par ses congénères, mais que lui importe désormais, ainsi qu’elle le dit à Karl, le jeune SS avec qui elle s’est liée d’amitié :
« je mange bien, je dors bien et je n’ai plus froid , je n’en demande pas plus.»
Un film tourné dans un N&B superbe, une histoire forte et dérangeante sur les camps de la mort : en 1961 le cinéaste engagé fut l’un des premiers à traiter ce sujet, et l’on ne peut que louer la minutie de la reconstitution et le souci de véracité évident, le tout traité avec une indéniable pudeur.
Alors, certes, il est dommage que la bluette de la fin ait été imposée à Pontecorvo par son scénariste, une histoire d’amour qui donne à ce film, remarquable de retenue par ailleurs, un côté conformiste et quelque peu hollywoodien, seule «consolation» : revoir le beau visage de Laurent Terzieff.
Et quand on songe à la polémique initiée par Rivette et d’autres sur ce film, on ne peut que la trouver assez vaine, l’essentiel étant d’avoir « vécu » deux heures durant, l’enfer des camps de concentration et d’en avoir été bouleversée grâce à la justesse de la réalisation et à l’interprétation impeccable de Susan Strasberg, luttant pour sa survie ou d’Emmanuelle Riva, humaine et désespérée.