Un livre d’abord. Un best-seller même. Celui de David Grann (La note américaine) qui, au fil de plus de 400 pages, revient sur les assassinats de masse perpétrés contre les Indiens Osages au début des années 1920. Parce que ceux-ci firent fortune grâce au pétrole découvert sur leurs terres en Oklahoma, ils devinrent la cible de pionniers Blancs sans scrupule qui, évidemment attirés par l’argent de l’or noir, n’hésitèrent pas à les spolier et à les tuer, sans état d’âme ni remord (le truc, c’était de se marier à une Osage puis de s’en débarrasser pour récupérer, à son nom, sa richesse ; ou, plus rapide : une balle dans la tête). Le carnage, dans une curieuse indifférence générale, dura quatre ans, que les Osages appelèrent «le règne de la Terreur» (avec au moins 60 victimes recensées, mais davantage en réalité puisque certaines morts suspectes ne firent jamais l’objet d’une enquête). Avant, enfin, que le Bureau of Investigation, ancêtre du FBI, ne décide d’intervenir et de mettre un terme à cette série de meurtres à grande échelle.
Une telle histoire de violence(s) ne pouvait que passionner Martin Scorsese, grand observateur de la violence intrinsèque à l’homme (la plus primale comme celle qui aurait valeur expiatoire) et à l’Amérique, de ses fondations à sa contemporanéité. En abordant cet épisode sombre (un de plus) de son pays longtemps passé sous silence (à l’instar par exemple du massacre de Tulsa, évoqué ici plusieurs fois), et en rendant hommage (justice) aux Osages, Scorsese entendait livrer une œuvre fleuve (3h30 qu’on sent bien passer, et totalement injustifiées) sur le cœur noir des hommes prêts à tout pour goûter au fiel d’un capitalisme débridé. Pour avoir leur petit morceau de rêve américain, et même tout barbouillé de sang.
Mais ça ne prend pas. Ça ne marche pas. Scorsese n’y arrive pas : ça manque de souffle, ça manque d’ampleur, et alors que la tragédie des Osages devrait, au minimum, nous toucher et nous indigner, en vérité on ne ressent pas grand-chose. Aucun attachement pour les personnages, aucune émotion (certes, quelques scènes parviennent à nous bouleverser, en particulier la douleur de Mollie qui voit ses proches disparaître les uns après les autres), pas de peine, de colère ou de que sais-je encore face à cette longue, très longue, trop longue fresque sur la part sombre de l’Amérique diluant sa puissance narrative dans un dispositif filmique pépère, sans relief ni audace.
Tellement pépère d’ailleurs qu’on a du mal à imaginer Scorsese à la manœuvre. Non pas qu’il nous fallût nécessairement, absolument, du Scorsese pur jus. Du Scorsese qui électrise. Du Scorsese comme on l’aime avec cette caméra ultra nerveuse et cette mise en scène virtuose qui sait aiguiser, provoquer, imposer une dynamique à l’écriture. Et il y aurait à mettre au crédit du film, éventuellement, cette réalisation qu’on appellera donc «classique» (mais «classique» parfois, c’est quand on n’ose pas dire «sans inspiration», ou «académique» ; c’est quand on n’ose pas déboulonner les légendes) sachant se faire discrète au profit d’un récit implacable qui pourrait se suffire à lui-même vu ce qu’il draine d’horreurs et de bassesse humaine.
Sauf que non. Non. On voulait juste du Scorsese à son meilleur. Et pas cette interminable chronique, insipide et bavarde, où Scorsese préfère la jouer profil bas, et comme intimidé, comme perdu, devant la charge mémorielle du sujet plutôt que de sortir le grand jeu, tenter un lyrisme fou, le tourbillon de l’Histoire carrément. Côté interprétation, là aussi c’est la douche froide. Leonardo DiCaprio met le paquet, c’est sûr. Problème : ça se voit, ça cabotine (mal, parce que oui, on peut cabotiner bien) et ça veut clairement un deuxième Oscar. Robert de Niro, lui, nous sert son habituel rictus pendant plus de trois heures, et ce sans jamais s’en départir quelle que soit la scène qu’il a à jouer. Il n’y a bien que Lily Gladstone, dans le rôle de cette épouse et mère qu’on empoisonnera à petit feu, qui brille à chacune de ses apparitions, seule lumière à pouvoir nous guider jusqu’au bout des ténèbres (et, accessoirement, de la séance).
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