King Kong, Peter Jackson, Nouvelle-Zélande, 2005, 3h

Immédiatement après la sortie de « The Return of the King », Peter Jackson, craignant de voir l’équipe à l’origine de sa trilogie épique se disperser, décide d’enchaîner directement sur son projet suivant. Son dixième opus est une nouvelle adaptation, celle d’une œuvre ayant marqué son enfance, épousant les formes d’un remake méta, baignant dans son héritage personnel. « King Kong » se place dans la lignée des remakes d’anthologies comme « Scarface » ou « The Thing », qui n’existent pas juste pour refaire des films avec un objectif pécuniaire, mais résulte d’une démarche réfléchie.


L’authenticité brille sur tout le métrage, exécuté avec un respect fondamental pour l’œuvre originale de 1933, co-réalisé par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, sur un scénario de James Ashmore Creelman et Ruth Rose. Au-delà de sa nature de blockbuster, il est à voir avant toute chose à travers le regard d’enfant de Peter Jackson, qui s’amuse à refaire ce qu’il a vu. Cependant, il y ajoute vingt ans de compétences en tant que réalisateur, et la somme de toutes ses expériences cinématographiques de spectateur. Pour quiconque a vu « Braindead », la fascination de Jackson pour King Kong ne surprend pas. Après une adaptation aussi exigeante que « The Lord of the Ring », il est tout à fait naturel que le cinéaste se fasse plaisir, pour un résultat des plus communicatif.


Dans toutes ses productions depuis « Bad Taste », Peter Jackson parvient à communiquer un fun décomplexé, qui permet de pardonner ses erreurs, car tous ses films ne sont pas parfaits, loin de là. Mais c’est la passion qu’il sait leur insuffler, les rendent terriblement sympathiques. Il convoque à la fois son expérience de cinéaste majeur et cette facette enfantine qui se reflète dans toute son œuvre, avec en plus ici une carte blanche du studio (le film sorti est son Director’s Cut). Forcément, tout ce qui compose son cinéma s’y retrouve avec une touche très personnelle, un style et une identité propre.


Fort d’une versatilité artistique peu commune, Peter Jackson passe ici au travers d’une multitude de genres. Si c’est une satire d’Hollywood et un petit taquet envers le capitalisme à outrance, c’est aussi un film d’aventure dans la plus pure tradition de l’âge d’or hollywoodien. Il vogue entre l’horreur et la romance, tout en se permettant de fins traits de comédies qui fonctionnent particulièrement bien. Il trouve un équilibre parfait, dans ses expérimentations perçues déjà depuis « The Frighteners », près de dix ans plus tôt. Si pour « The Lord of the Rings » il ne pouvait pas trop s’échapper des sentiers forgés par Tolkien, avec ce remake, la finalité se montre bien différente.


Le film reprend scrupuleusement à la lettre toute la trame de celui de 1933, mais pour raconter cette histoire, Peter Jackson jouit d’une liberté totale, dont il profite, et ça se ressent. Il délivre ici une petite part de sa cinéphilie la plus intime, puisque c’est ce film qui lui a donné l’envie de devenir cinéaste, et qui sait, sans le « King Kong » de ’33, pas de « Braindead »... C’est à la fois une lettre d’amour ouverte à son art, le partage, avec le public, de son rapport au cinéma et en même temps un film d’aventure hors-norme. Parfois too much, il est vrai, mais délivré avec une telle énergie et une telle volonté de satisfaire, qu’il ressort de cette production un objet touchant, maladroit, comme tous ses précédents projets, mais d’une richesse infinie.


L’une des principales forces de l’ensemble est son esthétisme, issu de la passion de Jackson pour l’histoire. Il place son récit en 1933, par un clin d’œil géant à l’œuvre d’origine, à laquelle il fait moult références, sans plaider la cause du fan service, mais celle d’un gamin ébloui. La reconstitution du New York de la Grande dépression permet de poser le contexte, qui dès le début se révèle absolument fascinant, car terriblement réussi. Il parvient à capter l’air d’une époque en crise, où manger est devenu un luxe, travailler un privilège et survivre la norme. Lors de cette introduction, nous sont présenté Ann Darrow, une artiste de théâtre qui galère face à la situation, et Carl Dunham, un producteur/réalisateur ambitieux, une variation nauséabonde d’Orson Welles. Ces deux protagonistes constituent le cœur du récit, et de leur rencontre débute une aventure qui, durant près de 2 h 30, ne peut laisser de marbre.


En capturant l’atmosphère des années 1930, Peter Jackson (toujours accompagné au scénario par Fran Walsh et Philippa Boyens), délivre un regard pamphlétaire sur la société occidentale. Le film est sorti trois ans avant la crise des Subprimes, néanmoins il donne l’impression d’y faire référence. Preuve, une fois de plus, d’une histoire qui passe son temps à dérailler, car en regardant dans notre passé se trouve pourtant des exemples et des solutions. Mais le cœur des hommes est aisément corruptible, et à une Ann Darrow naïve et idéaliste (elle offre une dimension optimiste au film), répond un Carl Dunham à l’opportunisme ambitieux, prêt à tout pour le succès et la gloire. Tous deux évoquent des critères de leur époque, mais en se positionnant à l’extrême d’un spectre social et humain.


Visuellement, la photographie du métrage accompagne une reconstitution virtuose et magique, illustration fantasmée d’une période historique, par le filtre d’un regard enfantin, à la fois sur le matériel original et son temps. Cet aspect de film d’aventure pulp est mis en avant par un autre personnage : Bruce Baxter. Cet acteur cliché correspond à un patchwork entre Gary Cooper, Clark Gable, John Wayne et toutes ces stars des années 1930 à la virilité exacerbée. Puisqu’il y a un film dans le film, cela permet aussi d’offrir une belle réflexion, pleine de tendresse, à un cinéma désuet, qui appartient définitivement à un autre temps, et sert de reflet pour démontrer l’évolution d’un médium encore jeune. Finalement, « King Kong » c’est un peu une leçon didactique d’histoire du cinéma, camouflée en film d’aventure épique.


C’est à tout un imaginaire cinématographique auquel il est ici fait appel : dans la structure narrative, dans la présence de personnages stéréotypés et dans la tournure des différentes péripéties, qui vont du drame à la comédie, à l’horreur, à la romance et à l’aventure, bien évidemment. Avec un rythme soutenu, tout s’enchaine avec une grande fluidité et une maîtrise qui force le respect. Si en effet, par moment le grotesque, duquel Peter Jackson est coutumier, peut laisser interrogatif (le carambolage de Diplodocus), il faut bien voir que c’est un esprit enfantin qui s’amuse avec un gros jouet. Le film n’a aucune volonté de réalisme, c’est un divertissement, dans le sens le plus pur du terme.


Avec des moments d’une grande poésie (Kong et Ann sur la glace), il y a dans ce film une dimension tragique magnifique, qui rende son final des plus émouvants. En même temps, il propose des séquences glauques, comme lors de la fosse aux insectes, où la musique s’arrête et de nombreux membres de l’équipage meurent de manière atroce. Le récit baigne ainsi dans différentes ambiances, qui offre une complémentarité au métrage, qui justfient également sa longue durée.


La réussite de l’ensemble revient aussi à la qualité de l’interprétation, desservie par des comédiens impliqués. Naomi Watts saisit parfaitement la nature et les enjeux de son personnage, dans sa redite de Fay Wray, elle parvient à s’imposer sans se retrouver sans cesse dans la comparaison. Même Adrian Brody, habitué à jouer une fois sur quatre, se révèle convaincant en scénariste de théâtre présent malgré lui au cœur de cette aventure. Thomas Kreschtmann campe un capitaine de navire inquiétant, mais valeureux. Mais la palme revient à la prestation incroyable de Jack Black, qui n’est pas étranger à la réussite du film.


Sorte d’Orson Welles raté, tout représente pour lui une source exploitable pour devenir riche, reconnu et célèbre. Il n’hésite pas à mettre en danger son équipe (qui meurt au fur et à mesure), l’équipage du navire, et cette pauvre Ann Darrow qu’il a manipulée, comme le scénariste de son film. Perfide et fourbe, Jack Black y met ici toute la bonhommie de son expérience de comédien de comédie, pour livrer un personnage sympathique au premier abord, mais qui dans le fond s’avère une saloperie sans nom. Cet entrepreneur machiavélique, sans foi ni loi et menteur, entre en opposition avec Kong, un animal sauvage à l’humanité débordante.


Cela permet d’aborder le sentiment, la compassion et l’amour, non pas comme des caractéristiques humaines, mais en tant que ressenti pour tout être doté d’une conscience. Car dans ce film, peu nombreux sont les hommes à se révéler aussi humain que Kong. Ce dernier, par la relation qu’il noue avec Ann Darrow, se montre capable d’empathie, d’humour, de courage, d’abnégation et d’amour finalement, puisque c’est ce qui le lie à Ann. Alors bien entendu, c’est une romance platonique, fondée sur le charme que dégage Ann, qui pour s’en sortir lors de son sacrifice, séduit Kong par le rire. Ce n’est pas une séduction malsaine avec un à-propos dégueulasse, mais tout simplement la séduction d’un être envers un autre, doté lui aussi d’une conscience.


Le « King Kong » de 1933 avait créé un petit scandale, par une ambiguïté érotique entre la femme et la bête, ce qui est ici évité habilement. Par les jeux de regard et les petites intentions, la relation que nouent Kong et Ann est celle d’un respect mutuel, et d’une attirance bilatérale : exotique pour Kong (Ann ne ressemble pas à la population indigène de l’île) et libertaire pour Anne (Kong n’est pas prisonnier d’une société où il n’a pas sa place). Cette relation permet de développer une métaphore en échos avec les premières minutes urbaines du film, alors que la majorité du métrage se déroule dans une forêt sauvage, qui apparaît tout aussi dangereuse que la ville. Aux hommes d’affaires en costard se substituent des araignées géantes assoiffées de chairs.


Issue d’une île au passé colonial peu flatteur, Peter Jackson est conscient des dérives occidentales, en ce qui concerne l’exploration du monde. Et il en offre ici un reflet caustique, par la représentation d’une caste blanche qui s’approprie brutalement des lieux étrangers. Ainsi, les indigènes présents sur l’île constituent une civilisation tribale codifiée, loin d’être aussi horrible que la société capitaliste américaine de 1933. Mais face aux Occidentaux qui débarquent, ils apparaissent vites comme des sauvages. Dans ce cas, l’homme blanc règle le problème, comme toujours, à coup de flingue, de mitraillette, et de coup de pied dans la gueule, pour s’imposer en conquérant. Il y a dans cette séquence un pied de nez à l’œuvre de 1933, qui présentait la population de natifs comme un « cliché de sauvages », encore une norme à Hollywood.


Avec cette actualisation, un peu plus de 70 ans après, Peter Jackson incorpore des thématiques contemporaines riches et variées. Il ancre le film dans le monde de 2005, par une reconstitution des années 1930, certes, mais l’universalité du propos le rend intemporel. Il n’y a qu’à voir ce qui motive les personnages principaux, après la rencontre avec Kong. Pour Ann, c’est un être doté de conscience, quand pour le capitaine braconnier c’est un animal sauvage comme un autre, en revanche pour Carl Dunham c’est une manne financière. Personne ne considère Kong de la même manière, et c’est celui qui le perçoit en source de revenus qui impose ses vues, quitte à foncer directement vers la catastrophe.


En demeure une œuvre bien plus riche que ne pourrait laisser penser la démarche initiale. Soit l’adaptation d’un film doudou avec des moyens presque illimités, par le prisme d’un regard de gamin émerveillé par un singe géant qui se bat contre des tyrannosaures. « King Kong » se révèle la pierre angulaire de la filmographie du cinéaste, et même si elle ne marquera pas l’histoire du cinéma (comme « The Lord of the Rings »), demeure son œuvre la plus aboutie. Celle d’un réalisateur cinéphile à l’imaginaire débordant, qui par ses films offre bien souvent plus qu’un simple divertissement, même s’il peut être lu exclusivement sous cet angle. Au sommet de la filmographie de Jackson, comme « Braindead » en son temps, c’est également un changement de cap et la fin d’un cycle que signe cette œuvre audacieuse et passionnante.


« King Kong » représente un véritable fantasme de pop culture, convoquant à peu près tout ce qui peut composer ce domaine. De la reconstitution des années 1930 (dont l’imaginaire se retrouve dans de nombreuses productions), à celle d’une cinématographie candide disparue (qui nous a influencée par le biais des Indiana Jones), en passant par une mise en scène majestueuse (rendant épique le moindre plan), l’ensemble répond à un visuel familier. Il s’inscrit dès lors dans la tradition d’un cinéma qui dans le fond n’est pas encore tout à fait entré dans le XXIe siècle, mais qui dans sa forme est déjà en train de le façonner. Le chef-d’œuvre de Peter Jackson, point.


-Stork_

Peeping_Stork
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le 17 janv. 2022

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