Koyaaaaaaaa... Nisqatsi !
Il est des films qu'il est difficile de décrire tant leurs forces sont indicibles, indescriptibles et pourtant profondément évidentes. Koyaanisqatsi, film documentaire sorti en 1982 et réalisé par Godfrey Reggio est de ceux-là. A chaque fois que l’on me demande de quoi "parle le film", il m'est quasiment impossible de répondre et pourtant, dès que je le revois je le trouve si limpide, si clair, qu'il me semble particulièrement difficile de faire un jour un documentaire plus juste sur ce qu'est l'homme et la société.
Pourtant, Koyaanisqatsi n'est pas du genre explicite. Se déroulant sur une heure et vingt minutes, il a l'originalité de ne comporter aucun acteur, et même aucun personnage, aucun texte, aucun scénario (à première vue tout du moins). Tourné pendant sept ans auquel il faut rajouter quatre années de montage, ce documentaire ne comporte que des images compilées de la Terre, sauvage d'abord puis investie de la force créatrice de l'homme, explosant les montagnes pour en extraire leurs ressources et construisant ici et là industries puis mégalopoles. Ses images sont magnifiquement montées par Alton Walpole et Ron Fricke, ce dernier qui a également occupé le poste de directeur de la (superbe) photographie du film et qui est le réalisateur d'œuvres similaires comme Baraka (1992) ou Samsara (2011) dont l'influence de Koyaanisqatsi est indéniable.
Pour accompagner ses superbes images, Godfrey Reggio a décidé de faire confiance à Philip Glass, l'un des plus célèbres compositeurs américains contemporain, qui avec Steve Reich et Terry Riley est à l'origine de la musique répétitive et qui en est sans doute le plus populaire. Ce dernier a composé pour l'occasion une œuvre titanesque dont la popularité ne s'essouffle pas des dizaines d'années plus tard, certains des morceaux extraits de la bande originale, dont le fameux Pruit Igoe (tiré de la séquence du même nom dans le film), réapparaissant en vrac dans Watchmen (2008) ou encore dans le jeu vidéo GTA IV.
Pour accomplir un travail aussi ambitieux il fallait un producteur de renom. Et ce dernier n'est ni plus ni moins que Francis Ford Coppola, dont la réputation en tant que réalisateur n'est plus à démontrer mais qui fit également souvent preuve de justesse dans ses choix de production, réhabilitant par exemple "Soy Cuba", de Mikhail Kalatozov avec son ami Martin Scorsese dans les années 90, film qui était tombé dans l'oubli et est maintenant considéré comme l'un des piliers du cinéma soviétique, rien que ça. Encore une fois, Coppola eu le nez creux.
Car Koyaanisqatsi est un monument. Oui, un véritable monument. La combinaison de ses images si intelligemment montées et de la musique de Philip Glass nous offre un plaisir quasiment extatique provoqué par les effets hypnotiques d'une musique répétitive et de ses alternances de plans accélérés et ralentis mais pas seulement : Ce documentaire nous offre surtout une vision du monde dans lequel on vit absolument pertinente, devant laquelle nous restons sans voix.
Cette construction quasiment scénaristique du film nous entraîne dans un bouleversement progressif, de l'origine du monde (les premières minutes sont consacrées à la nature, d'abord immobile puis en mouvement, symbolisant l'apparition de la vie) jusqu'à l'infinie précision des circuits des micro-processeurs, comme derniers exemples du progrès permanent qu'apporte l'homme au cours de son évolution. Cependant, progrès amer, car selon Reggio et son montage, qui alterne images d'une ville tentaculaire et labyrinthique et images de ces circuits tout aussi tentaculaires et labyrinthiques, l'homme n'est finalement réduit qu'à l'état d'insignifiance face à la grandeur et à l'impersonnalité de la technologie, libre dans ses mouvements mais dont la masse des individus est enfermée dans un mouvement de production machinal perpétuel dont on ne peut sortir comme coincés dans les circuits étroits que nous voyons alors.
Dans un discours finalement proche de 2001 : L'Odyssée de l'Espace, mais sans jamais être moralisateur ou didactique, Reggio réussit à nous montrer la folie créatrice du progrès jusqu'à son basculement vers "le chaos", comme le démontrent les prophéties Hopis (peuple amérindien) sur lesquelles sont basés le film, chantées dans le film et qui en français signifient :
1. Si l'on extrait des choses précieuses de la terre, on invite le désastre.
2. Près du Jour de Purification, il y aura des toiles d'araignées tissées d'un bout à l'autre du ciel.
3. Un récipient de cendres pourrait un jour être lancé du ciel et il pourrait faire flamber la terre et bouillir les océans.
(Selon koyaanisatsi.org)
Cependant, Reggio ne s'arrête pas à une vision impersonnelle du monde qui l'entoure, et si pendant une heure nous ne voyons que les constructions de l'homme et son mouvement accéléré (dans l'incroyable séquence The Grid ce mouvement va jusqu’à la frénésie), le réalisateur finit par s'intéresser à l'homme dans sa personnalité propre, par le biais de gros plans ralentis sur des individus aléatoires, perdus au milieu d'une foule dense et qui semblent marqués d’un ennui déchirant. Cette séquence particulièrement impressionnante réintègre l’humain dans le procédé narratif et permet au film de ne pas être simplement un pamphlet irréfléchi sur la force du progrès mais d’aborder dans sa totalité l’immensité d’un monde en perpétuel mouvement.
Il est amusant de voir que malgré l'aspect prophétique du film, d'autant plus fort que le plan final (un vaisseau spatial décollant et explosant dans les airs) fait écho à l'accident de la navette Challenger qui se déroulera seulement trois ans plus tard, Reggio n'a jamais explicitement déclaré son aversion envers un progrès qu'il juge même fascinant, admettant avoir voulu montrer "la beauté de la bête" comme il l'affirme dans le making of du film. Peut-être qu'à la manière des futuristes italiens du début du siècle il a trouvé dans le progrès une force exaltante et un esthétisme certain, cependant, contrairement à ses prédécesseurs, Reggio a réussi dans Koyaanisqatsi à nous démontrer toute l'étendue de ce qui fait notre nouveau monde, ses forces et ses faiblesses, et si Koyaanisqatsi est à mes yeux l'un des plus grands films qu'il m'ai été donné de voir, c'est sans doute car il ne tranche pas mais laisse au spectateur l'immense liberté de se faire sa propre opinion. Il en résulte une œuvre titanesque et hypnotique dont l'expérience doit être au moins vécu une fois.