Faire de l’immuable et de l’éphémère l’objet captif d’un triple regard halluciné: celui du vacarme assourdissant d’un monde changeant, du silence fracassant d’un spectateur dépassé par la beauté fugace des images passagères qui s’improvisent face à lui, ainsi que la fusion des deux: la partition autonome des vies tentant vainement de se déployer dans cette vaste chambre d’écho poétique si ce n’est cosmogonique qu’est Koyaanisqatsi ; voila la peinture vertigineuse de tout ce qui fût et sera, brillamment assemblée dans l’unité du regard cinématographique de Godfrey Reggio.
Entre genèse d’un monde oublié et prophétie en acte, Koyaanisqatsi s’avère avant tout être une véritable révolution dans la manière que nous avons de voir et de ressentir notre propre appartenance au monde. Sensations et visions enfantent dans un même geste l’acte essentiel de contemplation: seule rédemption désormais possible dans l’engrenage d’un monde moderne abolissant toute improvisation. La partition individuelle de nos vies, condamnée à la symphonie du tout, c’est cela l’apocalypse tant annoncée par cette mélodie à la fois inaugurale et conclusive, apothéose sublime qui traverse tout le film. Une forme d’éternel retour, un leitmotiv naturel et intemporel, présentant l’homme comme un engrenage, véritable artisan d’un monde conçu selon sa propre image (maitre et possesseur de la nature), mais en réalité spectateur tragique, dépossédé de son propre univers car condamné à assister à la répétition presque théâtrale de son propre déclin. Face à l’indistinction frénétique de la masse tonitruante, à la simultanéité de la naissance de la nature et sa lente agonie industrielle, à l’infiniment grand pourtant infiniment fragile et à l’ineffable oubli de toute chose, que nous reste il à part notre propre regard, seule source féconde et intarissable, capable de saisir et de conjurer le flux du temps?
Que ce soit dans l’effondrement inéluctable d’un immeuble, dans l’accélération des foules humaines et de leurs déplacements mécaniques et répétitifs au rythme des escalators et des ballets de voitures, ou dans le ralenti d’une déflagration de décollage de fusée: voir devient l’outil humain par excellence, capable d’extraire de l’engluement du temps notre propre histoire pour ainsi la figer le temps d’un instant à l’écran, aussi insignifiante et tragiquement universelle soit elle. Aussi bien dans ses aspects les plus impermanents : à l’image des mouvances fluctuantes d’un nuage, ou dans ce qui constituera le point de départ intemporel d’une nouvelle ère : des peintures rupestres représentant la genèse d’un monde qui a été, la conquête spatiale rendant tangible la prophétie d’un monde qui devra être.
Tout saisir par le regard (scopophilie), calquer sur le cours du temps une musique sortie du fond des âges: des entrailles de la terre comme des hauteurs de la ville grandissante ; Koyaanisqatsi est la symphonie universelle dans laquelle chacun compose individuellement, à l’échelle de son rôle unique de spectateur-acteur ou de grain de sable balayé par un environnement qui le dépasse, quelques soient ses réalisations. Koyaanisqatsi est le vestige de ce qui sera, pur objet esthétique de contemplation, saisissant sur le vif l’archaïque tout comme l’écœurement moderne découlant d’une vie répétitive en constante ébullition. Langage cinématographique à la fois familier et oblivieux, de par une narration muette, minimaliste, orchestrée autour de musiques répétitives ; à l’instar des actions humaines individuelles, privées de leur propre histoire dans ces villes capables de créer leur propre espace-temps : infinité de cœurs artificiels aux pulsations effrénées. De ces vibrations humaines et naturelles en constante compétition émerge alors un magma de sonorités chamaniques envoûtantes, une toile d’images transcendantes de modernité, faisant du temps et de l’espace une matière dans laquelle l’homme peut se sculpter lui même : en choisissant de remettre à l’honneur les paysages l’ayant vu naitre et grandir, allant même jusqu’à représenter l’image fatidique d’une explosion nucléaire : négation ultime de tout horizon humain à-venir.
Véritable poème visuel et auditif, Koyaanisqatsi est une oeuvre absolument unique et essentielle à l’heure de réapprendre à regarder, située hors du temps et à la fois condition même de son écoulement. Regarder Koyaanisqatsi c’est avant tout renouer humblement avec la dépossession de notre propre histoire, c’est faire vibrer au plus haut la mélodie individuelle qui nous anime, face au torrent et à la cascade symphonique d’images, de sons, de chutes d’immeubles, d’aérolithes en flammes qui composent « le tout » dans lequel nous improvisons nos existences.