L’âge de la terre, Glauber Rocha
Le dernier film de Glauber Rocha est un monument. Un film en mouvement, sur le mouvement, et en dévoration du mouvement. A la caméra ultra rapide, aux zooms nombreux s’approchant au plus près des corps. Aux puissantes visions. Aux étagements cinématographiques qui correspondent à un pays encore en construction, et aux agitations, aux pulsions, aux énergies qui correspondent à des courants océaniques charriant mythes et dominations. Un théâtre du corps, un cinéma de l’Energie, un cinéma du peuple et de la faim. Un film sur le carnaval aussi, dont il capte de manière intime avec une caméra mobile tous les mouvements, de l’intérieur (l’usage exagéré du flou y participe) - juste avant qu’apparaisse la figure bouffie, déplaisante, de Brahms, Brahms le Blanc, Brahms l’impérialiste, Brahms l’Antéchrist.
Le soleil au début, plan fixe qui glisse lentement à droite vers la mer (c’est le son, incroyable, cris d’oiseaux, chants tribaux, qui avait laissé dans ma mémoire l’impression d’un plan fixe, la caméra est dès le départ en mouvement). Reflets du soleil sur l’objectif, éclats d’un soleil vivant et vorace, jusqu’à ce que la lumière qui éclabousse la caméra emplisse le champ qui disparaît dans une lumière blanche : la caméra est éblouie, et la femme au voile rouge qui apparaîtra plus tard lors de processions chorégraphiques – cinématographiques – pourrait déjà entamer sa danse christique, politique et sacrificielle, puisque ce film est conçu comme un assemblage. Mais c’est au cœur d’une danse que Glauber Rocha nous projette brusquement, et on n’y comprend rien encore sinon l’étreinte des corps, le métissage, l’africanisme, le caractère orgiaque et magique. On s’attendrait presque à de la nécromancie, au réveil de peuples morts, mais une étrange douceur émane de cette très longue séquence où un homme passe de femme en femme dans une végétation de studio. La transe est amour et renaissance, après les trahisons divines (« Mon père m’a trahi ! »). Une flûte souligne l’artificialité du rêve, en dénonçant toute forme d’exotisme.
C’est un film monument, une vision de l’histoire, du mythe, du nouveau et de l’archaïque, une vision des vaincus, où se chevauchent les allégories, où tout est fragmenté. Mais les promesses du salut, par le caractère fractionné du montage, par la distanciation, par la répétition (accentuée par l’usage de faux raccords), l’autonomisation des scènes voire de certains plans, ne sont jamais totalement annihilées, et prennent une dimension allégorique. L’allégorie est ainsi autant dans le montage que dans les représentations, qui tiennent du drame baroque autant que des mythes africains, des mystères antiques que du Carnaval, du rite sacral (priapique, virginal ou baptismal) que de l’orgie, de la vie ouvrière que du vaudou, des danses macabres et des libations infernales.
Quelques scènes du film :
- La caméra brusquement se penche : l’acteur qui sera plus tard le Christ-Noir interviewe depuis un bon moment Castelo Branco, historien, sur la dictature. L’axe change soudain, et la pièce semble glisser vers la gauche comme si le sol était en pente, une large partie d’une bibliothèque, cadre intérieur à l’image, semble avoir déjà glissé hors champ sur la gauche. Effets de plan, comme dans le Déluge d’Uccello à Florence. Or il est bien question ici, si ce n’est de Déluge, au moins de destruction (« Il y a eu une implosion au centre de la terre », dira le Christ militaire). Puis changement de plan, et les trois personnes présentes nous apparaissent dans un meuble en verre en forme d’escalier, dans la partie basse duquel apparaît la tête et le dos de l’historien, coupés en deux : sur l’étagère se trouve un pot avec une petite plante verte, qui remplace la partie manquante du corps. « Et le peuple dans tout ça ? », demande le journaliste (ou l’acteur, ou déjà le Christ-Noir), preuve qu’une partie de l’histoire a été sectionnée, qu’il n’en reste que des fractions d’images. « La nation va bien mais le peuple va mal », « La priorité est la croissance, pas encore le bien-être du peuple ».
Le Christ-Noir apparaîtra plus tard en ressuscitant un Lazare brésilien, après avoir invoqué les noms de Cyrus, d’Alexandre le Grand, de Xango, Omulu, Oxossi, Ogumi (divinités africaines, afro-brésiliennes et jamaïcaines), puis… celui de Jéhovah.
- Mais il y aura eu d’abord le Christ-indien sur une plage à Bahia : rites sacrés sur la plage et syncrétisme religieux. Un homme brandit une épée, un arc et un couvre-chef en plumes de perroquet ou de Quetzalcóatl (l’oiseau de l’éternité n’existe pas, avait-on entendu dans la deuxième séquence, seul le réel est éternel) : « Voici la flèche qui te défendra de tes ennemis », « Voici l’arc pour vaincre ennemis visibles et invisibles, voici la couronne faite de plumes de l’oiseau sacré de l’éternité ». Cette plage sera le désert de la tentation, un diable picaresque, figure de la colonisation, en habit de carnaval, poursuit le Christ et le fait chuter (magnifique travelling qui suit la lutte le long du rivage). Une nouvelle séquence s’insère alors dans cette lutte, comme une vision, où un homme maculé de sang brandit un crane et le fait parler en faisant claquer ses mâchoires, tandis qu’une voix off poursuit le texte évangélique – un globe terrestre et la tête de mort entament alors une danse funèbre devant un poste de télé à l’image brouillée : « Arrière Satan ! ».
Théâtre de masques, dramaturgie infernale au cours de laquelle le globe terrestre brûle tandis que Brahms l’Antéchrist apparaît. Dans les ténèbres de ces mystères archaïques, célébrés dans une pénombre rougeoyante, Brahms (on croirait voir Brando fou au cœur des ténèbres) resplendit et fornique, et demande qu’on l’adore.
- On aura aussi une femme les bras en croix aux pieds d’un grand Christ en bois, tenant un large voile rouge et transparent (allusion à la Véronique ?). Mais au drame baroque succède une scène où des nonnes dansent dans les rues d’une ville en déployant le voile, et en montrant leurs cuisses. Rocha se permet alors une longue surimpression où une femme dans un vêtement de chanvre ou de coton grossier apparaît en chantant « Libertà » : Marie-Madeleine peut-être ou Christ-femme, symbole de la misère et de la Révolution.
- Et que dire de Brahms accompagné d’Aurora dans des images dignes de télénovelas, que dire des chants de capoeira dans un terrain herbeux (on entendra les mots « terre promise » et « nation nouvelle »), que dire de Glauber Rocha parlant en voix off de la mort de Pasolini, que dire du Christ militaire, auprès d’une mer sale, jonchée d’immondices, qui s’exclame « C’est le cloaque de l’univers », « Nos fondations ont été détruites » !
L’oiseau de l’éternité n’existe pas, seul le réel est éternel.