L'Amour
Autant dire que pour un Schwarzeneggérien élevé aux petits Van Damme, L'Aurore n'est pas le choix le plus évident venant à l'esprit. Il est bon pourtant de se faire violence, de dépasser les préjugés...
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le 28 janv. 2011
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Pour beaucoup d'entre nous, Murnau, c'est un univers peuplé de diables, de fantômes et de vampires.
Et puis vient L'Aurore, déjà salvatrice à la fin de Nosferatu et dans le rayonnement final de Gabriel face à Satan dans Faust.
L'Aurore qui chasse la nuit, l'Aurore porteuse de lumière, qui résout tous les problèmes.
L'Aurore de Murnau ...
L'Aurore, c'est au départ l'histoire d'un couple qui ne fonctionne plus, qui a perdu son étincelle. D'entrée de jeu, le film se pose le défi le plus complexe de l'Histoire de l'Humanité: définir ce qu'est l'Amour. Les panneaux initiaux indiquent bien que cette histoire est universelle, qu'elle concerne tout homme, toute femme, n'importe où et n'importe quand. De surcroît, le choix de les présenter comme déjà mariés et parents d'un enfant place la question au-delà des amours frivoles de l'enfance et de l'adolescence. L'Aurore traite de l'Amour face au temps. L'Amour absolu et intemporel, dans sa définition la plus pure et la plus complète.
C'est un fait, l'Amour semble faillir avec le temps; l'Amour, nous dit Beigbeder ne dure que trois ans.
Alors, qu'est-ce qui pourrait sauver l'Amour ?
L'Aurore répond à ce questionnement par le biais d'une éducation sentimentale au cours de laquelle les deux amants retrouveront, par morceaux dispersés à la façon des cailloux du Petit Poucet, la plus belle et la plus authentique définition de l'Amour.
L'Amour, c'est d'abord la constance et la fidélité.
Ces deux valeurs sont incarnées par le chien du couple qui prévient la femme contre l'eau. L'eau, scène de crime initiale et scène de naufrage finale. L'eau, l'élément qui passe d'un état à un autre et métaphorise le changement. L'eau que Gaston Bachelard comparait volontiers à la frontière entre les monde et qui dans les romans médiévaux annonçait l'irruption des merveilles ou le heurt d'Avalon, monde des fées, avec le monde réel. L'eau, qui est dans l'Aurore principale cause de mort, synonyme de danger. Ce qui menace l'Amour, c'est le désir de fuir l'habitude conjugale, l'inconstance, l'infidélité.
L'Amour, c'est ensuite un choix existentiel que Murnau associe au ciel. C'est la volonté et paternelle et professorale de guider l'autre et de le protéger, d'être son phare dans la tempête. Si L'Aurore adopte un point de vue purement masculin sur cet aspect-là de la définition, il n'est pas interdit de l'universaliser aux deux sexes, aux deux conjoints quels qu'ils puissent être. L'Amour, ce peut être cette belle et triste invitation baudelairienne des Bons Chiens dans Le Spleen de Paris: " Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur !". C'est être le parent avec et après le parent pour l'autre qui, comme nous, sera forcément orphelin un jour.
L'Amour, loin de ces grandes idéologies, loin de ces austères quoique beaux engagements, c'est aussi très simple, très enfantin, et ce même longtemps après le début du voyage commun. L'Amour réellement retrouvé dans L'Aurore, c'est cette complicité secrète, cette connivence contre la terre entière et au milieu de la foule, qui se trahit dans les petits jeux amoureux dérisoires et pourtant si révélateurs, qui sont autant de "Je t'aime". Ces petits badinages que regrette Catulle lorsque Lesbie est partie, c'est là l'indice le moteur de plus aisé de l'Amour, celui qui le relance toujours mieux que les autres.
Et pourtant ce n'est pas là la quintessence de l'Amour selon Murnau. Car lorsque commence le film, l'amour n'est plus partagé mais il est bien présent. Témoin, la joie comme l'espoir retrouvé de la femme en entendant son époux lui proposer une promenade en barque. Ce qui le tue comme irrémédiablement, c'est le soupçon qui transforme le moindre don en cadeau empoisonné comme dans la scène sombre du restaurant. Ce qui seul restaure l'Amour, c'est la confiance.
Qu'est-ce qui pourrait sauver l'Amour ? La confiance seule fiance le rêve au rêve et les coeurs aux coeurs. Ce mot, TRUST, qui n'est pas encore un vain mot boursier mais est le ciment du couple, la condition sine qua non de l'Amour.
Qu'il est beau et prenant de voir dans L'Aurore se perdre et se retrouver la confiance, mourir et renaître l'Amour ! Le désir de peindre en naîtrait presque. Et dans le film, ce désir se manifeste chez un photographe dont les différentes prises symbolisent à la perfection l'amour tel qu'il est et tel qu'on le pense.
Pour le photographe, l'amour est un objet d'art. Le modus operandi de l'artiste cherchant à illustrer l'Amour est mis en scène à la perfection au travers de la scène où le couple demande une photo de couple. Le photographe impose d'abord une posture qui ne lui plaît pas. Les deux époux en conçoivent le ridicule mais cherche à la conserver. N'y tenant plus, ils s'embrassent et le photographe trouve enfin la prise qu'il cherche depuis le début de sa carrière. Excité, il remet son appareil en place, actionne sa prise d'un geste vigoureux du poignet et sourit, enfin satisfait. Belle image méta-discursive de Murnau tournant un film censé représenter l'Amour. Très juste allusion au rapport du couple à la société.
On pourrait résumer le synopsis du film de la façon suivante: Deux rats des champs amoureux sont menacés par un rat des villes. Ou devil, d'ailleurs !
L'Aurore confronte l'Amour à la société en opposant les locus amoenus et locus terribilis que sont la campagne et la ville. La campagne initiale et finale promettant une vie simple, sans règles, sans conventions incompréhensibles et la ville centrale dévoilant toute son horreur, son bruit, son mouvement, sa violence, son désordre mais aussi ses codes, sa flexibilité avec la morale, et même son harcèlement sexuel.
Une opposition marquée visuellement au moyen de superpositions d'images extraordinairement efficaces ! Les pensées se superposent au réel, le ressenti des événements aux événements eux-mêmes.
La campagne en la personne du mari passe un pacte faustien avec la ville, incarnée par la dame qui en vient. Ce pacte a lieu la nuit, la lune pour seul et muet témoin, dans un cadre qui n'est pas sans rappeler la scène de pacte du Faust de Murnau. Ce pacte qui est signé dans un mélange des deux mondes, la ville s'invitant dans un champs devant les deux adultères. Ce pacte qui a pour conséquence d'obséder le pauvre mari qui voit se superposer le crime prémédité à la réalité présente. Le pauvre mari qui cherche à se défaire de l'étreinte du spectre de la femme de la ville, mauvaise muse, qui s'impose à la lui, minuscule et géante, par superposition diabolique d'images sur la pellicule !
Et lorsque la ville prend toute la place, son agitation, son mouvement perpétuelle, l'incapacité qu'elle génère à voir passer le temps, tout cela s'inscrit dans ces trains qui se chevauchent, ses manèges de fête foraine que se confondent.
L'opposition ville-campagne, l'amour paisible et l'amour mis en danger, est aussi souligné par le langage, fait des plus surprenants pour un film muet.
Et pourtant ! Le langage de la ville, ce sont des semblants de voix mélangées et irritées lorsque les deux amants bloquent la circulation. C'est aussi le langage blanc classique du cinéma muet sur des panneaux noirs. Le langage de la campagne, une fois l'Amour retrouvé bien-sûr, ce sont deux notes aigües lorsque le mari appelle sa femme dans la tempête ou lorsque la bonne annonce la bonne nouvelle qui clôt le film. La voix de la campagne, la voix de l'Amour, c'est la musique !
Bien entendu, la ville n'est pas exclusivement négative et la société qu'elle incarne n'est pas uniquement danger et destruction. Il serait réducteur d'en rester aux animaux totems du chien protecteur et du porc ivre, finissant toutes les bouteilles d'une cuisine.
A rebours, la société permet les retrouvailles et donne aux deux amants séparés lors d'une cérémonie de mariage la clef qui leur manque pour se retrouver. Le décor urbain produit plusieurs couples qui sont autant de doubles servant d'exemples. Un couple de personnes âgées, un couple de jeunes mariés, un couple à la fête foraine.
Ville et société ne sont pas que périls communs rassembleurs mais aussi portails de la découverte.
L'Aurore est un très bel et émouvant film d'amour.
Mais elle porte en son sein une comédie et un thriller !
N'oublions pas que le film s'ouvre sur la planification d'un assassinat. Ce qui occasionne en un premier temps un long et excellent passage policier aux ficelles hitchcockiennes avant la lettre. Le détail de la botte de joncs, la mauvaise conscience du futur assassin, son air sombre à faire pâlir le tueur de Shining, tout peut faire penser aux meilleurs thrillers du réalisateur du Sueurs froides et de Psychose et renoue habilement avec l'univers de Nosferatu.
Plus tard, dans un contexte plus léger, le couple casse une statue et se sent terriblement coupable. Les deux amants "diaboliques" cherchent à dissimuler leur "forfait" avant que le propriétaire ne revienne d'une pièce voisine. La scène porte déjà le sceau d'une ironie à la Hitchie et est rythmée au son d'une mélodie toute particulière, La Marche funéraire d'une marionnette de Charles Gounod, dont saura se ré-emparer vingt-huit ans plus tard la célèbre série télévisuelle Alfred Hitchcock presents.
Une composition de Gounod propice à l'humour macabre d'Hitchcock et à l'humour tout court.
Un humour très présent dans différentes scènes de L'Aurore, la découverte de la ville par deux provinciaux campagnards constituant un parfait vivier de situations cocasses.
On en retiendra deux en particulier.
La scène dans le salon de coiffure, par exemple, où Murnau passe au vitriol le genre des tenanciers de salons de coiffures huppés, le comportement des célibataires de la ville et la jalousie que fait naître par ignorance les usages du lieu entre les deux amants fraîchement ré-acoquinés.
La scène où les deux protagonistes dansent et où, dans le public, un homme se sent obligé de rehausser à répétition les bretelles de la robe de soirée d'une voisine sinon écervelée du moins bien manipulatrice.
L'Aurore s'avère par conséquent un film très émouvant et très juste sur le sentiment amoureux, mettant en relief la notion de confiance.
Plus contrasté que Faust ou Nosferatu, il frappe par ses visuels d'une grande poésie et par sa variété de tons. Une gamme qui va du sourire aux larmes en passant par quelques belles frayeurs pour un admirable Chant de deux Humains à portée universelle.
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le 25 sept. 2018
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